Libye: échange infirmières contre missiles

Le 10 février 2011

Les infirmières bulgares doivent-elles leur liberté à des missiles français ? L'hypothèse est sérieusement détaillée, trois ans après leur libération. Bonnes feuilles.

Jean Guisnel est journaliste au Point, où il suit les questions de défense et de nouvelles technologies. Il publie aux éditions La Découverte une enquête intitulée Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canon. OWNI l’a interviewé et publie trois extraits de son nouveau livre. Retrouvez également les mésaventures américaines du Rafale au Maroc et la colère de Chirac contre François Léotard dans l’affaire Karachi.

Les marchés d’armes servent souvent les positions diplomatiques des grands acteurs. Les Etats-Unis s’en sont fait une spécialité, conditionnant leur soutien politique à l’achat des avions, missiles et autres roquettes proposés par le complexe militaro-industriel. Il arrive que la France use du même stratagème pour débloquer un dossier compliqué.

Le cas s’est présenté juste après l’élection présidentielle de 2007, lorsque Nicolas Sarkozy s’est penché sur la délicate négociation entourant le sort des infirmières bulgares retenues en Libye sous l’accusation fallacieuse d’avoir inoculé le virus du sida à des enfants. Pour se sortir de cet imbroglio, l’Elysée décide de mettre dans la balance la fourniture d’armes recherchées par le Guide Mouamar Kadhafi. Extrait.

Les infirmières bulgares contre les missiles français

À l’été 2007, quelques semaines après son arrivée à l’Élysée, Nicolas Sarkozy s’active à dénouer un dossier symptomatique des agissements du chef de l’État libyen. Accusés sans preuve d’avoir inoculé le virus du sida à de jeunes enfants, cinq infirmières bulgares et un médecin palestinien sont emprisonnés en Libye depuis février 19991 . L’affaire fait grand bruit. Dans les semaines suivant son élection, le président français envoie en Libye son épouse Cécilia Ciganer-Albéniz et le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant. Alors que le Premier ministre britannique Tony Blair et la commissaire européenne aux relations extérieures Benita Ferrero-Waldner avaient eux aussi puissamment agi en ce sens, c’est bien l’avion présidentiel français qui va chercher les détenus à Tripoli le 24 juillet 2007. Sans aucune contrepartie, assure la France.

Dès le lendemain, lors d’une visite de Nicolas Sarkozy à Tripoli, celui-ci annonce néanmoins avoir signé deux protocoles d’accord avec la Libye : l’un « dans le domaine militaire » et l’autre sur la fourniture d’un réacteur nucléaire civil pour dessaler l’eau de mer – alors que ce dernier avait déjà fait l’objet d’accords entre le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) français et le Bureau libyen de recherche et de développement en 2005 et 2006.

Moins d’une semaine plus tard, une agence de relations publiques new-yorkaise appelle le quotidien Le Monde à Paris, pour lui proposer un entretien à Nice avec Seif el-Islam Kadhafi, qui a des choses à dire. Et de fait ! Lors de l’interview, ce dernier se félicite : « Vous savez que c’est le premier accord de fourniture d’armes par un pays occidental à la Libye2 ? » Il évoque un contrat de 100 millions d’euros, mais c’est du triple qu’il s’agit : le missilier MBDA a signé pour la vente de missiles Milan pour 168 millions d’euros et EADS fournira un système Tetra de communication radio pour 128 millions d’euros ! La concomitance entre la libération des otages et la conclusion des contrats d’armements a rapidement relativisé la beauté du geste français. Et le fait que le président Sarkozy déclare qu’il n’y avait eu « aucune » contrepartie au geste humanitaire n’a pas vraiment dissipé le malaise.

Car en réalité, les conditions pour la signature du contrat étaient réunies bien avant la libération des infirmières bulgares. « Leur détention constituait un facteur bloquant et leur départ de Libye a levé cet obstacle. Tout serait plus simple si le père Kadhafi n’entretenait pas une certaine complication ! », m’a affirmé alors un haut fonctionnaire, opérateur discret des ventes d’armes françaises à la Libye. Et il ajoutait : « Il est très fréquent que les contrats de ventes d’armes ne soient annoncés que par le client, au moment qu’il juge utile. » Point de vue que ne partage pas un industriel de l’armement, selon lequel il serait injuste de faire à Nicolas Sarkozy le procès d’avoir obtenu les libérations en contrepartie de ventes d’armement : « À notre connaissance, le contrat des Milan n’était pas au programme de l’entretien entre le colonel Kadhafi et le président français. Même s’il est exact qu’il était dans le dossier qui lui avait été préparé. »

Tout serait donc transparent dans cette affaire ? Ce n’est pas certain… À entendre les déclarations officielles françaises, les négociations sur la vente de missiles Milan à la Libye auraient commencé début 2006, durant donc dix-huit mois. En réalité, elles ont été beaucoup plus longues, en pleine connaissance de l’autorité politique. Les premières autorisations de négocier la vente de Milan ont été accordées par la CIEEMG à MBDA au printemps 2004, avant même que l’embargo européen à l’égard de Tripoli ait été formellement levé. Au début des négociations franco-libyennes sur les missiles, mille engins étaient prévus, comprenant des postes de tir numériques de dernière génération, associés à des missiles Milan II de 1 900 mètres de portée. Le Milan ER de dernière génération, de 3 000 mètres de portée, n’est pas pour les Libyens ; enfin, pas tout de suite… La ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie, on l’a vu, s’est rendue à Tripoli en février 2005. Au printemps, les négociations sur ce contrat obtiennent un feu vert définitif de la CIEEMG. Puis le ministère de la Défense demande à MBDA de réduire ses ambitions, de ne plus vendre que le tiers, puis le quart, des Milan initialement prévus. Car ce contrat de missiles n’est pas la priorité des responsables français, qui entendent plutôt favoriser les gros marchés à plusieurs milliards d’euros, quand celui des Milan ne représente « que » 168 millions d’euros… Petit business…

Pourtant, en février 2007, les Libyens remettent aux Français une lettre d’intention pour l’achat de trois cents postes de tir Milan. C’est ce préaccord qui a été dévoilé par Seif el-Islam en août 20073 . Et depuis la fin 2007, les Français espèrent signer de gros contrats d’armement en Libye. Les espoirs portent d’abord sur le Rafale de Dassault, dont le dossier a été finalement confié par l’Élysée à l’intermédiaire Alexandre Djouhri, nous explique en septembre 2010 une source française très liée aux ventes d’armes. À l’automne 2010, les ventes de cet avion à Tripoli semblaient toutefois assez compromises par plusieurs facteurs : la réticence des autorités françaises concernant la vente aux Libyens des missiles MICA à longue portée et la nécessité de leur fournir des équipements électroniques « ITAR free » – c’est-à-dire ne comportant aucun équipement d’origine américaine, donc soumis à la norme International Traffic in Arms Regulations, qui imposerait de solliciter l’accord de Washington. Or des adaptations de l’avion à ces équipements ITAR free coûtent cher et seraient logiquement à la charge du client, accroissant encore le prix élevé des avions français. Les Libyens ont donc entrepris de négocier simultanément avec les Russes la fourniture de Sukhoï 35 Flanker Plus et de Mig 29 Fulcrum, tractations qui auraient été très avancées, sinon déjà conclues, à l’automne 2010.

Pour le reste, les Français espèrent encore alors vendre plusieurs hélicoptères de la firme Eurocopter : dix AS550 Fennec, douze AS332 Super-Puma et trois EC665 Tigre ; le tout pour plus de 500 millions d’euros. Ils espèrent également vendre un système de radars de défense aérienne de Thales pour 1 milliard d’euros, un système de surveillance des frontières, la mise à niveau des vieilles vedettes Combattante des chantiers CMN (Constructions mécaniques de Normandie), ainsi que celle des chars T-72, un système de défense côtière, des bateaux du chantier OCEA pour les forces spéciales, etc. Cela alors même que les industriels italiens sont en train de tailler des croupières à leurs homologues français, assez en colère !

Car les transalpins seraient « pragmatiques », à entendre certains agents français : ils auraient repris les paiements de commissions directes, sans simagrées. Citant un cas très précis, l’un de mes interlocuteurs m’a confié au printemps 2010 que telle entreprise italienne « verse de 15 % à 20 % de commissions sur la Libye » : « Le système consiste à ce que le gouvernement italien accepte d’intégrer ces 15 % de pots-de-vin dans les frais généraux de l’entreprise. La subtilité, c’est que le ministère de l’Économie taxe ces pots-de-vin à 10 %. Il devient ainsi explicitement complice de l’opération illégale et prend le pari qu’aucun juge n’attaquera jamais le gouvernement de front. » Certaines sociétés étrangères ont parfois envisagé de s’associer à des entreprises italiennes tout aussi illégalement, mais ingénieusement protégées pour profiter de la combine ! Quelques-unes ont franchi le pas. Cela suffira-t-il ? C’est ce que l’avenir dira…

Gagner des contrats de ventes d’armes, spectaculaires et très rentables : tel est donc l’objectif de la France, y compris dans des pays qui ne souhaitent pas contracter avec elle, comme l’Arabie saoudite. Pour reconquérir les faveurs des wahhabites, Nicolas Sarkozy leur a offert des présents d’une rare valeur politique, que personne d’autre, et surtout pas les États-Unis, n’avait voulu leur remettre. C’est le Washington Post qui révèle l’affaire : en novembre 2009, les Saoudiens sont aux prises avec la rébellion chiite des zaïdites commandés par Abdel Malik Al-Houthi, qui opèrent depuis la région de Saada, au Yémen voisin, et lancent des incursions en Arabie. Dans cette mini-guerre commandée côté saoudien par le vice-ministre de la Défense Khaled ben Sultan, les Saoudiens ont mené des raids, mais sans succès notable, car ils ne disposent pas des renseignements nécessaires, notamment des images satellites qui leur permettraient de définir leurs frappes avec plus de précision. Ils les demandent à leurs alliés américains, qui refusent de les leur fournir. C’est alors qu’ils se tournent vers les Français et que ceux-ci commencent à leur livrer les images demandées. Dès lors, ils peuvent « repérer les caches des rebelles, leurs dépôts de matériel et leurs camps d’entraînement. L’aviation saoudienne a attaqué avec une efficacité redoutable. En quelques semaines, les rebelles demandaient une trêve et ce chapitre de la guerre frontalière était refermé en février 20104 ».

Détail piquant : c’est le 17 novembre 2009, jour de la visite « privée », sans journaliste et de moins de vingt-quatre heures du président français en Arabie saoudite, que celui-ci a fait ouvrir par la Direction du renseignement militaire (DRM) le circuit de livraison des images électroniques fournies par le satellite-espion français Hélios. Les premières images sont arrivées sur les écrans saoudiens le soir même. Paris ne s’en est pas tenu au renseignement : des munitions pour avions de combat et des obus d’artillerie sol-sol ont été livrés dans la foulée. Que faudrait-il de plus pour que les Saoudiens considèrent les Français comme de vrais amis, à qui ils peuvent acheter du matériel de guerre en grandes quantités ? Depuis la visite présidentielle, Riyad cherche à acquérir un satellite-espion. Il sera temps de voir auprès de quel fournisseur le royaume wahhabite se le procurera… Quelles seront les règles du jeu ? Du côté saoudien, on sait qu’elles seront sévères. Mais quelle idée les Américains sortiront-ils de leur chapeau pour contrer une nouvelle fois l’industrie française ? Le chapitre suivant aborde quelques pistes. Car on ne s’en étonnera pas, le cadre international des compétitions en matière de ventes d’armes est défini aux États-Unis et nulle part ailleurs !


Photos Photos FlickR CC : Sebastià Giralt, Ammar Abd Rabbo

  1. Sur le dossier des infirmières bulgares, le document le plus complet est celui de Pierre Moscovici et Axel Poniatowski, Rapport au nom de la commission d’enquête sur les conditions de libération des infirmières et du médecin bulgares détenus en Libye et sur les récents accords franco-libyens, Assemblée nationale, Paris, 22 janvier 2008. []
  2. Nathalie Nougayrède, « Le fils du colonel Kadhafi détaille un contrat d’armement entre Paris et Tripoli », Le Monde, 1er août 2007. []
  3. Jean Guisnel, « Ventes d’armes : l’histoire vraie d’un contrat », Le Point, 9 août 2007. []
  4. David Ignatius, « New rules for new weapons », The Washington Post, 11 novembre 2010. []

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