OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Sept mythes sur les bidonvilles http://owni.fr/2011/05/14/mythes-bidonvilles/ http://owni.fr/2011/05/14/mythes-bidonvilles/#comments Sat, 14 May 2011 11:48:17 +0000 emcee http://owni.fr/?p=62612

Il y a assez de ressources dans le monde pour les besoins de chacun, mais pas assez pour la convoitise de tous – Mohandas Karamchand Gandhi

Et pourtant, malgré les efforts des “agences internationales” depuis des décennies, les bidonvilles continuent de s’étendre partout dans le monde. Il doit tout de même y avoir quelque chose d’erroné dans le postulat de base, non ?

Voici les explications d’Adam W. Parsons dans l’article “The Seven Myths of Slums” publié dans Dissident Voice, le 10 décembre 2010.

Si on s’intéresse à la question des bidonvilles, quelques données fondamentales vont vite paraître évidentes. D’abord, le centre de la pauvreté dans le monde se déplace actuellement des campagnes vers les villes, et plus de la moitié de la population mondiale vit actuellement dans des zones urbaines pour la première fois de l’histoire de l’Humanité.

Deuxièmement, la majorité de la population mondiale, la majorité de ses plus grandes villes et la majorité de la pauvreté urbaine se situent aujourd’hui en Afrique, en Asie et en Amérique Latine – le prétendu monde en voie de développement.

Troisièmement, la croissance des bidonvilles depuis les années 1980 est à la fois impressionnante et sans précédent (même s’il y a eu des bidonvilles urbains en Europe depuis la révolution industrielle) et le nombre d’habitants de bidonvilles dans le monde devrait augmenter continuellement dans les prochaines décennies.

Le plus grand bidonville d’Asie qui se trouve à Bombay, a depuis 1950, grandi deux fois plus vite que la ville formelle avec une croissance moyenne de 8% contre 4% pour la ville de Bombay. Aujourd’hui, ce bidonville compte un peu plus d’un million d’habitants. Ce n’est plus un regroupement de baraques mais des structures qui recouvrent plusieurs centaines d’hectares. Des structures homogènes, compactes, sans équipements urbains ou presque, qui deviennent par leurs proportions gigantesques totalement inhumaines. (source)

Au-delà de ces faits, il n’y a, semble-t-il, guère de prise de conscience sur la réalité des bidonvilles dans l’imaginaire populaire. Grâce au travail infatigable de nombreux militants et d’ONG au cours de nombreuses décennies, la question de la pauvreté dans le monde est devenue une priorité, mais le problème des bidonvilles, qui constitue un élément essentiel de la pauvreté dans l’urbanisation des villes, ne s’inscrit toujours pas dans les préoccupations de la majorité des populations.

S’il y a beaucoup de publications spécialisées sur ces quartiers informels, l’image que donnent des bidonvilles les films populaires et la littérature contribue également à renforcer un certain nombre de préjugés tenaces contre les citadins pauvres.

L’indifférence méprisante exprimée par de nombreux gouvernements et citoyens des classes moyennes et bourgeoises aux problèmes que rencontrent les millions de gens qui vivent dans les bidonvilles peut également conduire à d’autres formes de discrimination ou de “mythes” sur les solutions à apporter au problème des logements précaires.

Véhiculé par les nombreuses publications au cours de ces dernières décennies qui reprennent les idées fausses sur la pauvreté dans le monde, le sentiment qui prévaut en Occident sur les questions de développement est souvent caractérisé par de nombreuses hypothèses, des poncifs et des théories sur les très pauvres qui vivent dans des pays lointains.

Si on dénonce certains de ces mythes fondamentaux sur la pauvreté, on peut éviter les solutions motivées par la culpabilité ou la crainte et s’intéresser alors aux causes structurelles de l’impuissance qui conduit à l’insécurité et le dénuement. Les mythes présentés ci-dessous sur les bidonvilles sont destinés à donner une vue d’ensemble sur un certain nombre de problèmes clés concernant les établissements humains – parmi lesquels, les effets de la mondialisation économique, le rôle des États, l’importance du secteur informel de l’emploi, la question de l’aide internationale, ainsi que la polémique (dont on parle peu) autour des chiffres sur les bidonvilles dans le monde et des projets pour le développement.

Mythe n°1 : la surpopulation

Il est facile de penser que les bidonvilles urbains résultent de la surpopulation citadine, ou de l’exode rural, et que, donc, les pouvoirs publics ne peuvent pas faire face aux problèmes de logement. Mais le véritable problème provient de structures institutionnelles dépassées, de systèmes judiciaires inadaptés, de l’incompétence des responsables nationaux et locaux, et de politiques de développement urbain de court-terme.

Dans une perspective plus large, la résurgence d’une idéologie de non-interventionnisme ces dernières décennies a affaibli les gouvernements nationaux et a conduit les États à revoir à la baisse l’importance qu’ils devaient accorder à une distribution plus équitable des ressources. Les États étant criblés de dettes, forcés de privilégier les remboursements de prêts plutôt que le financement des services publics indispensables, comme les soins de santé, et étranglés par le soi-disant Consensus de Washington qui exige que l’État se retire de pratiquement tous les secteurs de la vie publique, il est devenu impossible depuis les années 1980 aux États et aux agences internationales d’avancer au même rythme que la formation de bidonvilles urbains.

En clair, l’existence de bidonvilles n’est pas la conséquence inévitable de la surpopulation, mais de l’échec des politiques à tous les niveaux – mondial, national et local – et de l’adoption d’un paradigme international du développement qui ne donne pas la priorité aux besoins essentiels des pauvres.

Mythe n°2 : c’est la faute des pauvres

Beaucoup de gens continuent de rendre les pauvres responsables de leur misère.

D’après ce mythe bien ancré dans l’esprit des gens, ceux qui vivent dans les bidonvilles sont antisociaux, sans instruction, et rechignent à travailler, sinon, ils ne vivraient pas dans des conditions si sordides.

Contrairement à ces préjugés répandus, les anthropologues et les spécialistes du développement ont constaté depuis longtemps que les pauvres ne sont pas un fardeau pour les villes qui s’urbanisent, mais en sont souvent la ressource la plus dynamique. Si, au niveau individuel, les citadins pauvres ont fait preuve d’une inventivité prodigieuse pour construire des logements de fortune, la force collective a donné des résultats exceptionnels dans la construction de nouveaux logements et l’amélioration des logements des bidonvilles existants. C’est d’ailleurs ce que dit la documentation officielle sur le développement, qui préconise “l’amélioration des bidonvilles participative” comme étant la meilleure méthode pour les actions en faveur de l’habitat dans les pays en voie de développement.

Pourtant, pour chaque exemple de projet d’amélioration réussi élaboré par une collectivité, il y a un exemple d’opérations de destruction des bidonvilles et d’expulsions forcées. C’est un des problèmes les plus cruciaux de la lutte contre la pauvreté : les États reconnaîtront-ils et soutiendront-ils la capacité des pauvres à s’organiser et à contribuer à développer une ville qui les intègrera ou continueront-ils à considérer les habitants des bidonvilles comme des gens réfractaires au “progrès” et une menace pour les institutions traditionnelles ?

Mythe n°3 : les bidonvilles sont des lieux de criminalité, de violence et de fracture sociale

S’il y a bien un préjugé envers les citadins pauvres qui a la vie dure, c’est l’idée que les bidonvilles sont des lieux de fracture sociale et de désespérance, et que les habitants commettent des violences et des crimes.

Même s’il y a parfois un taux de criminalité élevé dans de nombreux bidonvilles dans les pays pauvres, la description qui est couramment faite de la vie dans les bidonvilles oublie les causes plus profondes de l’insécurité et de la violence – comme, par exemple, les liens entre le taux de criminalité et les problèmes de pauvreté, d’inégalités, d’exclusion sociale et de chômage des jeunes.

Ces facteurs intrinsèques (et, plus importants encore, les responsabilités et les échecs des pouvoirs publics) sont souvent occultés dans les films et les documentaires sur les bidonvilles. Nombreux sont ceux qui, dans les pays du Sud, font également preuve de solidarité mutuelle qui contredit ces stéréotypes négatifs, de même que d’innombrables exemples de dévouement, d’altruisme et de services communautaires servent de modèles louables à la société “mainstream”.

Il ne s’agit pas ici de glorifier ou de faire du sentimentalisme envers les citadins pauvres et leur système d’entraide pour le logement, car de nombreux bidonvilles peuvent, à l’opposé, se caractériser par un individualisme forcené et une exploitation mesquine. Mais trop souvent, l’idée reçue que les squatters sont des gens “différents” – qu’ils soient considérés comme des criminels, des oisifs, des parasites, des usurpateurs, des prostituées, des malades, des ivrognes ou des toxicomanes – est l’erreur la plus courante commise à l’égard de ceux qui vivent dans des quartiers pauvres des villes.

Mythe n°4 : les bidonvilles sont une étape inévitable du développement

Il y a un postulat sous-jacent au problème des bidonvilles et de la pauvreté urbaine, c’est que les pauvres finiront par atteindre notre niveau de vie s’ils adhèrent au système de libre échange tel que nous l’avons déterminé pour le développement. Cependant, les politiques de croissance industrielle menées par les pays développés ne s’appuyaient pas sur une idéologie libérale de libre échange et de non-intervention de l’État, mais plutôt sur des stratégies protectionnistes pour les industries importantes aux premiers stades de leur développement. On peut donc se demander pour quelle raison préconise-t-on la politique néolibérale pour les pays en voie de développement depuis les années 1970. La “science” de l’économie s’appuie également sur l’hypothèse que la croissance perpétuelle est le fondement du progrès, même si divers bilans ont fait naître des doutes sur les effets secondaires du capitalisme sans entrave sur les questions environnementales et sociales.

De plus, on peut se demander s’il est acceptable de considérer les conditions épouvantables et les violations des droits humains inhérentes aux villes au XIXème siècle comme étant la condition inévitable, bien que désagréable, du progrès dans une ville qui s’industrialisait rapidement comme Bombay ou Shanghai. Si ce n’est pas le cas, il nous reste à réfléchir à des objectifs différents et des modèles de développement plus holistiques qui privilégient les objectifs sociaux plutôt que les impératifs de rentabilité et le PIB en procédant à une distribution des ressources plus équitable au niveau national et mondial.

Mythe n°5 : le libre-échange peut mettre fin aux bidonvilles

Parmi ceux qui préconisent la mondialisation économique, beaucoup continuent d’accorder une confiance absolue au pouvoir des marchés pour en finir avec les bidonvilles.

Le postulat de base étant d’écarter l’État inefficace, et de s’en remettre au pouvoir bénéfique des marchés et aux capitaux privés qui serviront de leviers pour la croissance économique et la richesse générale. Mais, après des décennies où l’économie de marché était considérée comme le remède miracle aux maux du XXIe siècle, le nombre croissant de citadins qui vivent dans les bidonvilles est bien la preuve que la stratégie de la “croissance d’abord” pour le développement n’est pas viable. Se servir des forces du marché pour arbitrer la distribution des ressources ne peut qu’exclure certaines catégories sociales. D’autre part, le système ne fonctionne pas pour certains types de produits ou services, comme les logements destinés aux pauvres ou les aides sociales pour les personnes à faibles revenus.

La dérèglementation et la privatisation des services publics servent également à restreindre l’accès aux aides sociales et compromettent davantage la capacité des services publics à répondre aux besoins de ceux qui n’ont pas les moyens de se tourner vers le marché privé pour les logements, les soins médicaux, l’éducation et le système d’assainissement.

En résumé, les politiques de concurrence du marché mondialisé, censées créer des villes “de classe internationale” et fondées sur l’efficacité et la croissance, n’ont pas réglé la question des bidonvilles et sont plus susceptibles d’aggraver la pauvreté urbaine qu’être une solution pour l’avenir.

Mythe n°6 : la solution, c’est l’aide internationale

S’il y a peut-être davantage de projets qu’auparavant pour améliorer les conditions de vie des pauvres des villes, le système actuel d’aide publique au développement (APD) n’est pas parvenu, de toute évidence, à endiguer la vague croissante de formation de bidonvilles.

Le premier problème est simplement une question d’échelle, la réduction de la pauvreté urbaine ne figure pas dans les toutes premières priorités des agences multilatérales et des pays riches pour les aides financières. Plus important encore, c’est le décalage qui existe entre le genre d’aides nécessaires à améliorer les bidonvilles et les formes d’action qui sont actuellement proposées par les institutions d’aide internationale. Notamment, la majorité des agences d’aide au développement officielles n’ont pas réussi à développer des relations avec les habitants des bidonvilles et leurs organisations représentatives, et ne laissent guère les associations de pauvres jouer un rôle dans la conception et la mise en œuvre des programmes d’aides.

Les agences d’aides et des banques de développement n’ont pas pour principal souci de mener une politique de redistribution, qui serait capitale pour donner aux pauvres la maîtrise locale sur le processus de construction de logements. Alors que les ressources financières supplémentaires sont impératives pour améliorer les bidonvilles dans les pays en voie de développement, il est peu probable que les aides puissent répondre de façon satisfaisante à la crise du logement urbain sans un changement d’objectifs et de priorités des principaux pays donateurs et des institutions qui régissent l’économie mondiale.

Mythe n°7 : il y aura toujours des bidonvilles

De tous ceux qui traitent de développement urbain, peu d’entre eux imaginent un avenir sans bidonvilles. Dans les débats sur la pauvreté urbaine, qu’il s’agisse des défenseurs des “bidonvilles de l’espoir” ou des “bidonvilles du désespoir”, tous partent tacitement du principe qu’il y aura toujours des bidonvilles.

Une partie du problème vient de la sémantique: il est difficile de concevoir la disparition des “bidonvilles” quand le terme employé pour les décrire est restrictif et généralisé.

Les Objectifs du Millénaire des Nations Unies pour le développement des bidonvilles – visant à “améliorer sensiblement les conditions de vie de 100 millions d’habitants de bidonvilles d’ici 2020″ – acceptent également implicitement l’existence de bidonvilles comme une réalité durable, car la réalisation de ces objectifs (scandaleusement peu ambitieux) ne se soldera guère par la disparition des bidonvilles.

Si les tendances de l’urbanisation et les municipalités doivent permettre une intégration sociale durable, la politique de développement qui les soutient doit être complètement réformée et repensée. On ne peut pas créer un monde sans bidonvilles et sans pauvreté urbaine sans bouleverser les structures politiques, économiques et sociales actuelles.

Une première étape consisterait à reconnaître la possibilité de concevoir autrement le progrès humain en partant d’un choix fondamentalement différent de priorités mondiales – à commencer par l’engagement immédiat de couvrir les besoins vitaux de tous. Ce n’est qu’alors que le double objectif gravé dans le marbre d’Habitat II en 1996 pourra se traduire par un programme d’action concret : “un logement décent pour tous” et le “développement des établissements humains durables dans un monde qui s’urbanise“.

Cet espoir repose non seulement sur la mobilisation des forces grâce aux organisations politiques dans les pays du Sud, mais également sur la volonté des populations des pays riches de joindre leurs voix à celles des pauvres, de prendre conscience de l’importance de la justice et de la participation, et de renforcer le mouvement mondial pour une distribution plus juste des ressources mondiales.

Conclusion

On le voit : le système néo-libéral ne fonctionne vraiment que pour ceux qui le mettent en œuvre pour leur propre profit, et il est clair que ce ne sont pas les populations les plus démunies qui bénéficient de ces mesures. C’est, entre autres, la théorie néo-libérale dite du “ruissellement” qui a conduit à cette situation. C’est la fameuse “main invisible du marché” que préconisaient Reagan et Thatcher.

Si dans les pays du Sud, la misère est beaucoup plus flagrante, on retrouve ces conditions de vie, encore relativement marginales, dans les pays occidentaux. Aux États-Unis, la pauvreté touchait essentiellement les minorités, comme les Noirs ou les Latinos, en particulier immigrés. Des communautés qui vivent dans des ghettos coupées du reste de la population qui ne les voyait donc pas. Aujourd’hui, la situation tend à s’étendre à d’autres couches de la population.

Mais le mécanisme est le même: désengagement de l’État et des autorités locales, privatisation des services marchands des services publics, endettement et, donc, suppression progressive des aides sociales. Avec cela: compression du personnel, fermeture des usines, chômage endémique, crise des subprimes, politique agricole, il y a donc, aujourd’hui, faute de revenus, des localités et des quartiers, voire des grandes villes, en faillite et en décrépitude totale.

Et le même phénomène se constate au niveau mondial : mainmise du privé sur les services publics et endettement abyssal.


Article initialement publié sur le blog Des bassines et du zèle

A lire aussi: un dossier complet sur les bidonvilles : Histoire des bidonvilles

Photos : PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales CUSOVSO ; PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales uncultured ; PaternitéPas d'utilisation commerciale Xiaozhuli ; PaternitéPas d'utilisation commerciale SpecialKRB

]]>
http://owni.fr/2011/05/14/mythes-bidonvilles/feed/ 5
Revenu universel: « la première vision positive du XXIe siècle » http://owni.fr/2011/03/17/revenu-minimum-garanti/ http://owni.fr/2011/03/17/revenu-minimum-garanti/#comments Thu, 17 Mar 2011 10:43:23 +0000 Mona Chollet & Thomas Lemahieu http://owni.fr/?p=50144 Après avoir vécu douze ans dans une roulotte de cirque, pour être libre et pour économiser un loyer, Susanne Wiest s’est installée à Greifswald, dans le nord de l’Allemagne. Elle travaille comme maman de jour, sans gagner suffisamment pour joindre les deux bouts : elle doit accepter l’aide de ses parents. Une réforme fiscale, qui l’appauvrit en intégrant les allocations de ses enfants à son revenu imposable, augmente encore son exaspération et son sentiment d’absurdité. Et puis, un jour, elle tombe sur une carte postale. Une carte postale dorée, avec, en lettres blanches, cette simple question :

Quel travail feriez-vous si votre revenu était assuré ?

Derrière la carte – et la question -, il y a Enno Schmidt, un artiste allemand établi en Suisse alémanique, et Daniel Häni, qui dirige à Bâle Unternehmen Mitte, une ancienne banque reconvertie en centre social et culturel (une exception notable à la règle qui veut que seules les usines désaffectées connaissent ce destin). Ils militent pour un revenu inconditionnel qui serait versé à chaque citoyen afin de lui permettre d’assurer sa subsistance – lui laissant donc le choix d’occuper ou non, en plus, un emploi rémunéré. L’idée séduit Susanne Wiest, qui joint ses forces à celles des deux hommes, multipliant avec eux débats, tribunes et happenings.

En décembre 2008, usant d’un droit accordé depuis 2005 à tout citoyen allemand, elle lance une pétition en ligne demandant au Bundestag de se pencher sur la question du revenu de base. Pour que les parlementaires accèdent à une telle demande, 50 000 signatures sont requises ; la pétition en recueille 120 000. Ce succès inattendu entraîne celui du film réalisé par Häni et Schmidt, et diffusé sur Internet : Grundeinkommen – Ein Kulturimpuls (« Le revenu de base – Une impulsion culturelle », film adossé à un site) : entre sa mise en ligne et le mois de novembre 2010, il a été téléchargé 350 000 fois, l’essentiel des connexions venant d’Allemagne. L’audition de Susanne Wiest au Bundestag a eu lieu le 8 novembre 2010.

Susanne Wiest, Enno Schmidt et Daniel Häni

Entre-temps, Enno Schmidt et Daniel Häni ont reçu un renfort supplémentaire : celui de Marie-Paule Perrin et Oliver Seeger, un couple franco-suisse qui, après avoir longtemps vécu dans le sud de la France, s’est installé près de Zurich. Anciens de Longo Maï, une coopérative agricole communautaire établie après 1968 dans les Alpes de Haute-Provence, ils sont aux prises, comme tous ceux qui gardent le cœur à gauche, avec le déclin des idéologies progressistes. Le film les frappe au point qu’ils décident d’en produire une version française, disponible en ligne depuis octobre 2010.

L’Allemagne nous avait déjà offert le « Manifeste des chômeurs heureux », traduit en français en 2004 par le mensuel de critique sociale marseillais CQFD . Au niveau mondial, le revenu garanti est promu par le réseau Basic Income Earth Network (BIEN). En France aussi, l’idée fait son chemin (voir l’appel pour le revenu de vie, lancé en mai 2009). C’est sans doute le philosophe André Gorz, disparu en 2007, qui a le plus contribué à l’étayer et à la diffuser. En 2000, sur notre site Periphéries.net (voir « Feignants et bons à rien »), on s’était fait l’écho des revendications du Collectif d’agitation pour un revenu garanti optimal (CARGO), fondé au sein d’Agir ensemble contre le chômage (AC !) et auteur d’un CD à l’insolence rafraîchissante : « Monsieur Jospin, est-ce qu’il ne resterait pas un chouïa de société d’assistanat pour moi ? » , dans une veine reprise depuis par Julien Prévieux avec ses hilarantes Lettres de non-motivation.

Une “valeur travail” plus ancrée en France qu’en Allemagne ou en Suisse

Pourtant, il faut bien constater que l’hypothèse du revenu de base rencontre un écho bien moins large en France qu’en Allemagne ou en Suisse.

Contrairement aux clichés qui prétendent que les peuples germaniques disciplinés ont la religion du travail, tandis que les Français latins sont d’indécrottables paresseux réputés dans le monde entier pour faire grève pour un oui ou pour un non, on se rend compte que la “valeur travail” est bien plus ancrée en France, observe Marie-Paule Perrin. La gauche radicale y est plus idéologique qu’ailleurs, et elle reste largement ouvriériste. Dans les pays nordiques, les gens sont plus pragmatiques, plus ouverts, et ils ont davantage l’habitude d’examiner les choses par eux-mêmes, sans se préoccuper de ce qu’en dit tel ou tel grand penseur. Et, après tout, pourquoi devrions-nous rester prisonniers des théories politiques dont nous avons hérité, si nous estimons qu’elles ne sont plus adaptées à la situation dans laquelle nous sommes ?

En France, le mouvement Utopia, transversal au Parti socialiste, aux Verts et au Parti de gauche, qui porte la revendication du revenu garanti, a édité cette année un petit livre de synthèse sur le sujet : Un revenu pour tous – Précis d’utopie réaliste. L’auteur, Baptiste Mylondo invite d’abord à se méfier des contrefaçons. Dans le sillage de Milton Friedman, en effet, certains libéraux se prononcent pour le versement à chacun d’un « misérable subside » qui ne permettrait pas de vivre, mais fonctionnerait plutôt comme une subvention déguisée aux entreprises : celles-ci disposeraient d’une réserve de main-d’œuvre qu’elles pourraient embaucher à vil prix, tandis que le démantèlement des droits sociaux se poursuivrait de plus belle. Mylondo définit dix critères indispensables pour permettre au revenu garanti de jouer son rôle libérateur. Les voici, histoire de savoir tout de suite de quoi l’on parle :

  • Revenu en espèces (et non en nature)
  • Versé à chaque citoyen
  • Versé sans condition (de ressources, d’activité, d’inactivité, etc.)
  • Versé sans contrepartie (recherche d’emploi, travail d’intérêt général, etc.)
  • Cumulable avec d’autres revenus
  • Versé à titre individuel (et non à l’ensemble du foyer)
  • Versé tout au long de la vie
  • Montant forfaitaire (avec toutefois une distinction entre personnes majeures et mineures)
  • Montant suffisant (permettant de se passer d’emploi)
  • Versement mensuel.

Au premier abord, l’idée paraît extravagante, irréaliste, tant chacun reste persuadé de devoir produire la richesse qu’il consomme – une croyance pourtant totalement irrationnelle. Loin d’être une vue de l’esprit, le revenu de base constitue plutôt une utopie « déjà là », en filigrane dans la réalité présente. Le film de Daniel Häni et Enno Schmidt souligne qu’en Allemagne, aujourd’hui, seul 41% de la population tire son revenu de son emploi : tous les autres vivent de revenus dits « de transfert ». « Il faut savoir exploiter les brèches qui s’ouvrent dans la logique du système pour les élargir », écrivait André Gorz, qui citait en exemples « le revenu parental d’éducation (un an avec 80% du salaire pour chaque enfant en Suède, le partage de cette année entre la mère et le père étant sur le point d’être exigé) et, d’autre part, la forme du droit au congé formation (un an au Danemark) ». De même, la récente contestation du projet Fillon de réforme des retraites a été l’occasion pour le sociologue Bernard Friot de prôner, à partir de la logique de la retraite par répartition, une forme de revenu garanti ; son raisonnement a suscité beaucoup d’intérêt, en particulier lors de son passage chez Daniel Mermet dans « Là-bas si j’y suis », sur France Inter .

Il peut toutefois sembler délirant de disserter sur le revenu de base alors que, depuis trente ans, dans les pays occidentaux, la tendance consiste à refermer les brèches bien plus qu’à les élargir. La même idéologie punitive, dissimulant l’exploitation et la domination la plus crue sous les traits d’un moralisme archaïque, sévit partout. Les gouvernements de tous bords ont renforcé les conditionnalités de l’aide sociale et adopté des politiques dites d’« activation », visant à « remettre au travail » des chômeurs présentés comme de dangereux parasites . Du droit, on est passé à l’aumône. Sous le gouvernement de Gerhard Schröder, l’Allemagne a adopté la réforme Hartz, qui a réduit le montant et la durée des allocations chômage tout en renforçant le contrôle et la culpabilisation de leurs bénéficiaires. En France, le face-à-face orchestré par l’Etat entre les agents de Pôle Emploi et les chômeurs, deux populations qu’il amène à se maltraiter mutuellement, illustre assez bien le cauchemar que représente, comme l’avait prédit Hannah Arendt, une « société du travail sans travail ». Et encore : tout cela, avant que la crise ne déferle et que le fléau de l’austérité, avec ses coupes sauvages dans les finances publiques, ne s’abatte sur les Etats…

Nos politiques de l’emploi sont vouées à l’échec

Si on croyait impressionner Marie-Paule Perrin par ce tableau apocalyptique, c’est raté. Il ne lui tire guère plus qu’un haussement d’épaules. « Cela ne change rien au fait que les emplois qui ont été détruits, ou qui sont partis dans les pays du Sud, ne reviendront pas, réplique-t-elle. La solution, ce n’est pas de rogner sur les budgets sociaux : c’est de donner de l’air. C’est de libérer les énergies, les idées, de démocratiser la capacité de réflexion et d’action, au lieu de s’en remettre à des “élites” dépassées. Notre problème n’est pas que l’on consacre trop d’argent au social, mais que nos politiques de l’emploi sont vouées à l’échec. Et puis, si les gens ont compris une chose avec la crise, c’est bien que de l’argent, il y en a… »

Oliver Seeger abonde : « En réalité, le plein-emploi n’a jamais existé ! Nous courons après une chimère depuis des décennies. S’en débarrasser enfin serait d’autant plus bénéfique que c’est aussi lui qu’on invoque pour justifier la recherche de la croissance, alors même qu’une croissance éternelle, on le sait, n’est ni possible, ni souhaitable. » En somme, il faut, comme le dit dans le film Peter Ulrich, de l’université de Saint-Gall, « prendre acte du fait que le marché du travail ne pourra plus assurer l’intégration sociale de toute la population ».

Le « droit au travail », un non-sens : « Il n’existe pas de droit à être obligé de faire quelque chose »

En France, la révolte contre la réforme des retraites, cet automne, a d’ailleurs mis en lumière avec une force inédite la perte de sens et la souffrance qui sont le lot des salariés aujourd’hui : dans ce qu’exprimaient grévistes et manifestants, les deux années supplémentaires imposées pour la retraite à taux plein n’étaient que la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. « Alors que les nouvelles technologies informatiques sont censées alléger les peines physiques, que plus des deux tiers des salariés appartiennent au secteur tertiaire et que la durée légale du travail n’est que de trente-cinq heures, voilà qu’apparaît une image lugubre de l’activité professionnelle, associée à la mort ou à la privation de vie », écrit la sociologue Danièle Linhart . De quoi retenir l’attention d’Oliver Seeger, qui, comme Paul Lafargue dans son célèbre Droit à la paresse, n’est jamais parvenu à comprendre que le prolétariat « manifeste pour réclamer le droit de se faire exploiter ». Dans le film, on entend ces mots frappants au sujet du « droit au travail » : « Il n’existe pas de droit à être obligé de faire quelque chose, de même qu’il n’existe pas de droit à être acheté. Le droit au travail ne peut être que le droit à exercer une activité choisie, que personne ne peut nous acheter ou nous enlever. »

Souvent stérile, quand il n’est pas nuisible, rendu infernal par les inépuisables ressources de perversité du management, l’emploi salarié contraint est peut-être bien devenu un cadre intenable pour l’activité humaine. « Il faut rompre avec les vieux schémas de pensée, en finir avec l’idée fausse que seul le travail rémunéré constitue une contribution méritoire à la société. En réalité, c’est souvent exactement l’inverse », lance dans le film la députée allemande Katja Kipping (Die Linke).

Renoncer à l’horizon illusoire du plein-emploi, ce serait aussi supprimer tous les dispositifs d’un coût exorbitant mis au service de cet objectif, comme les subventions englouties dans l’aide aux entreprises, et censées les inciter à embaucher – en pure perte. La question du mode de financement du revenu de base n’en serait que plus facile à résoudre. Encore plus facile, faudrait-il dire : on trouve chez ses partisans de nombreuses propositions concurrentes, des conceptions différentes des impôts ou des transferts sociaux qu’il faudrait créer, conserver ou supprimer, et toutes – certaines étant combinables entre elles – ont leur pertinence. Daniel Häni et Enno Schmidt plaident pour une suppression de tous les impôts à l’exception de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), dont le caractère inégalitaire serait annulé, comme leur film l’explique très bien, par l’instauration même du revenu de base. Cette solution n’a cependant pas les faveurs de Baptiste Mylondo, plus intéressé, dans le contexte français, par une hausse de la cotisation sociale généralisée (CSG). BIEN-Suisse vient de publier un livre faisant le point sur les différentes thèses circulant dans le pays quant aux modes de financement .

N’est-il pas vertigineux de réaliser que l’aspect comptable du revenu de base ne pose aucune difficulté ? On touche alors du doigt à la fois la puissance et la fragilité des croyances, des représentations sur lesquelles repose le système dans lequel nous vivons. Le débat à mener n’est donc pas prioritairement d’ordre financier : il est avant tout culturel. Il suffit en effet d’évoquer le revenu garanti pour qu’aussitôt surgissent dans l’esprit de vos interlocuteurs des visions bachiques d’une société livrée au chaos et à l’anarchie. Un sondage mentionné dans le film pointe l’ironie de cette réaction : parmi les personnes interrogées, 60% disent qu’elles ne changeraient rien à leur mode de vie si elles touchaient le revenu de base ; 30% travailleraient moins, ou feraient autre chose ; et 10% répondent : « D’abord dormir, ensuite on verra. » En revanche, 80% se disent persuadées que les autres n’en foutront plus une rame… « Jusqu’ici, personne n’a encore dit : “Je me mets en jogging, je m’installe sur le canapé et j’ouvre une canette” », constate Oliver Seeger, qui serait presque déçu. Le film le fait remarquer très justement :

Se libérer du travail signifie aussi se libérer pour le travail. Penser qu’au-delà de la grille, il n’y aurait que vacances et loisirs, c’est le point de vue de la dépendance.

Les expériences qui ont déjà été tentées ici et là montrent d’ailleurs une réalité beaucoup plus sage que ces fantasmes débridés.

« Il est plausible d’imaginer que dans les pays riches, le revenu de base aboutisse à une forme de décroissance, tandis que ce serait l’inverse dans les pays pauvres. » C’est en tout cas ce qui s’est produit à Otjivero, le village de Namibie où a été instauré pour deux ans, début 2008, un revenu garanti de 100 dollars namibiens par mois pour tous les habitants de moins de 60 ans, « à l’initiative d’un pasteur qui n’en pouvait plus du développement », résume Oliver Seeger . « Contrairement aux microcrédits et à beaucoup de programmes d’aide au développement classiques, le revenu minimum a un impact non seulement sur la production, mais aussi sur la demande, expliquait le chercheur Herbert Jauch, membre de la Basic Income Grant Coalition (BIG) de Namibie, à la Frankfurter Rundschau. En Afrique, le pouvoir d’achat se concentre en général dans quelques centres, ce qui force les gens à quitter les campagnes pour les villes, où les bidonvilles finissent par s’étendre. Le revenu minimum garanti permet à des régions rurales de se développer, il crée des marchés locaux et permet aux gens d’être autosuffisants . »

Si les sociétés occidentales doivent aller vers la décroissance, il estime que le revenu de base en serait le meilleur moyen : « Il pourrait enclencher une évolution des mentalités. La décroissance implique un changement de valeurs ; or un changement de valeurs ne se décrète pas ! Aujourd’hui, une large part de la consommation tient au fait que l’on compense les frustrations engendrées par l’obligation d’avoir un emploi souvent peu épanouissant en tant que tel. » En somme, cette consommation « de dédommagement » pourrait disparaître d’elle-même si les gens n’étaient plus dépossédés de leur bien le plus précieux : leur temps. « Sinon, glisse Marie-Paule Perrin, on en est réduit à prôner la décroissance en leur donnant mauvaise conscience. Et ça, c’est insupportable. »

En allemand, Häni et Schmidt ont cette formule : « Freiheit statt Freizeit » – « la liberté au lieu du temps libre ». Et c’est bien cela qui fait peur : la liberté. Marie-Paule Perrin se rappelle avoir entendu parler pour la première fois du revenu garanti autour de 1997, avant le vote de la loi Aubry sur les 35 heures, en France : « On se demandait ce que les gens allaient faire du temps que la loi allait libérer, on réfléchissait au partage entre travail et loisirs, et, de fil en aiguille, au sens de la vie. Beaucoup ressortaient Le Droit à la paresse. » A droite, la psychose des 35 heures était en marche. En 2003, l’essayiste libéral Nicolas Baverez estimait sans complexes que, autant la réduction du temps de travail est:

appréciable pour aller dans le Lubéron, autant, pour les couches les plus modestes, le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance .

Une utopie élitiste ?

A gauche aussi, cette peur existe. Un reproche récurrent adressé au revenu de base le qualifie d’utopie élitiste, imaginée par des bobos et des intellos ne tenant pas compte du fait que certaines classes sociales seraient moins bien armées pour faire face à cette liberté nouvelle. « Moi, c’est cette objection qui me semble extraordinairement élitiste, au contraire », assène Oliver Seeger. Il invoque l’exemple de la lutte des ouvriers de Lucas Aerospace, qui, dans les années 1970, au Royaume-Uni, avaient élaboré, au terme de deux ans de réflexion collective, un Plan alternatif pour leur entreprise. « Refusant la logique des licenciements au nom de la prétendue rentabilité de la production, le Plan évoque la nécessité de s’appuyer sur d’autres besoins que ceux du capitalisme, écrit à ce sujet le site Solidarités.ch. Dans le combat pour déterminer à quoi doit être utilisée la force de travail, les travailleurs développent une première expérience d’un réel contrôle ouvrier. Ils ne se contentent pas en effet de gérer la structure capitaliste. Ils veulent travailler et utiliser les forces productives existantes pour répondre aux réels besoins de la société et pour œuvrer de telle sorte que le travailleur puisse développer toute sa capacité productive. » Et les idées ne manquaient pas : technologies permettant des économies d’énergie ou recourant à l’éolien et au solaire, matériel hospitalier, appareils de dialyse portatifs ou véhicules pour handicapés… On pourrait ajouter à cet exemple celui, plus général, de la perruque, pratique par laquelle un ouvrier détourne une machine pour son propre usage.

« A Longo Maï, se souvient Oliver Seeger, il y avait toujours ce présupposé selon lequel nous étions une avant-garde révolutionnaire, une petite élite qui se préparait pour le jour J – on ne l’exprimait peut-être pas de façon aussi caricaturale, mais on n’en pensait pas moins. Aujourd’hui, c’est justement cela qui me séduit dans le revenu de base : la perspective de laisser les gens libres, pour une fois. De ne pas penser à leur place, de ne pas leur prémâcher une idéologie qu’ils seraient condamnés à suivre – puisqu’elle ne viendrait pas d’eux. Là, tout part de l’individu, de sa réflexion personnelle. » Comme le dit dans le film Wolf Lotter, journaliste économique à Hambourg : « Le grand défi, c’est que chacun doit réapprendre à vivre. » Et l’on peut parier que toutes les classes sociales seraient également paumées, au début, devant cette liberté nouvelle : « Le revenu de base implique de se mettre en jeu, de se donner du mal. J’espère bien que les gens auraient mal à la tête, et au cœur, et au ventre, que tout leur métabolisme serait dérangé, s’ils devaient réfléchir à ce qu’ils ont réellement envie de faire ! poursuit Oliver Seeger. Comment pourrait-il en être autrement quand, pendant des années, on est allé au turbin sans se poser de questions ? Mais moi, j’aimerais vraiment avoir une chance de voir ce que cela pourrait donner. Cela me rend très curieux. »

« Le revenu de base démontre que l’égalité, loin d’être l’ennemie de la liberté, en est la condition »

Sans cette liberté, ajoute-t-il, il ne saurait y avoir de démocratie réelle : « Un citoyen ne peut pas décider librement s’il est exploité dans un processus de production. Pour être membre d’une démocratie, il faut être indépendant. C’est bien pour cela que, chez les Grecs, les esclaves ne votaient pas ! » Marie-Paule Perrin a encore une autre raison d’être séduite par cette perspective : « Ce serait une manière de mettre fin au débat qui agite régulièrement les éditorialistes français, et qui me casse les pieds, sur la prétendue opposition entre égalité et liberté : ils arguent qu’on ne peut pas vouloir l’égalité sans renoncer à la liberté – sans que cela nous ramène au goulag, en somme. Or, avec le revenu de base, l’égalité devient la condition de la liberté. »

Une autre objection immanquablement suscitée par le revenu de base, « Mais qui fera les sales boulots ? », constitue à elle seule un aveu terrible, fait-elle remarquer : « La poser, c’est admettre qu’il nous faut une catégorie de population suffisamment vulnérable pour ne pas pouvoir refuser les boulots dont nous ne voulons pas. » Les solutions possibles données par les partisans du revenu garanti varient assez peu. Il y en a trois : les faire soi-même, les automatiser et les rationaliser, ou enfin reconnaître leur utilité sociale et les payer en conséquence, de façon à les rendre attractifs sur le plan financier . On pourrait aussi imaginer que la disparition d’une main-d’œuvre captive provoque une prise de conscience qui conduirait, par exemple, à réduire le volume des déchets produits, ou à abandonner des comportements négligents et méprisants.

Transformer les individus en personnes

Se pose aussi la question de savoir comment définir les « membres d’une communauté politique » qui auraient droit au revenu de base : le critère serait-il le domicile ? La nationalité ? « Cette question n’est pas tranchée. Elle suscite une certaine épouvante à l’idée que, si on accordait ce droit à tout le monde, les étrangers débarqueraient en masse. Mais il faut avoir en tête que si chacun était assuré d’un revenu, la défiance envers les immigrés serait déjà bien moindre… » L’un des mérites du revenu de base serait son « effet sur l’escalade des tensions sociales », comme l’observe dans le film le journaliste Wolf Lotter.

Autre critique que l’on entend formuler : le fait que le revenu de base soit un droit individuel ne risque-t-il pas d’aggraver encore les ravages de l’individualisme, d’accélérer la disparition de toute logique collective ? « Dans ce cas, plutôt que de dire “l’individu”, on peut dire “la personne” », répond Marie-Paule Perrin, familière de la pensée de Miguel Benasayag. A l’individu, figure de la séparation, de l’aliénation, de l’impuissance, celui-ci oppose en effet la personne, « au sens où chacun de nous est intimement lié au destin des autres : ma liberté ne finit pas où commence la vôtre, mais existe sous condition de la vôtre », nous expliquait-il. De fait, le revenu de base peut même apparaître comme un moyen de (re)faire des individus des personnes. Dans Un revenu pour tous, Baptiste Mylondo cite les travaux de deux chercheurs de l’université catholique de Louvain qui ont tenté en 2004 de deviner les effets produits par le revenu de base en s’intéressant aux gagnants du jeu « Win for life », équivalent belge de ce qui s’appelle en France « Tac o Tac TV, gagnant à vie », garantissant le versement d’un revenu mensuel à vie. Parmi les différences importantes entre les deux situations, qui obligent à relativiser leurs conclusions, Mylondo en relève une qu’ils ont négligée : « Tandis que le bénéficiaire du revenu inconditionnel est entouré d’autres bénéficiaires, le gagnant du loto est totalement isolé. Or la valeur du temps libre croît avec le nombre de personnes avec qui il est possible de le partager. »

Plutôt que de rechercher l’autosuffisance, assumer l’interdépendance

« Chaque être humain porte en lui ses propres objectifs et son travail, et il les abandonne parce qu’il ne peut pas les convertir en argent. » Dans leur film, Daniel Häni et Enno Schmidt insistent sur l’épanouissement personnel que permettrait le revenu de base – un « épanouissement » réel, cette fois, c’est-à-dire débarrassé de sa dimension bullshit qui, aujourd’hui, aggrave l’aliénation en prétendant la soulager, puisque l’on éjecterait de l’équation le couple infernal management-consommation. Ils proposent de « prendre l’individu au sérieux ». Une très belle séquence les montre, à la gare de Bâle, distribuant aux passants de tous âges les couronnes en carton doré dont ils ont fait le symbole de leur combat. « Le plus intéressant dans ce système, c’est que je ne pourrai plus dire à la fin de ma vie que je n’ai pas pu faire ce que je voulais », énonce la comédienne bâloise Bettina Dieterle.

Et, en même temps, le revenu de base implique de reconnaître les liens de profonde interdépendance qui unissent les membres d’une société, et qui conditionnent cet épanouissement. C’est même l’un de ses traits les plus frappants : il invite à prendre conscience du fait qu’on travaille toujours pour les autres, même si on a l’illusion de travailler pour soi parce qu’on en retire un salaire. On est loin de l’utopie de beaucoup de décroissants, qui se montrent obsédés par l’autosuffisance et semblent se donner pour but d’être capables de produire tout ce dont ils pourraient avoir besoin. « Au-delà d’une certaine limite, l’autosuffisance ne peut pas être un projet politique, estime Marie-Paule Perrin. En Suisse, par exemple, la densité de population est telle qu’il serait inenvisageable de nourrir tous les habitants avec la production agricole du pays. »

« Je n’ai ni le besoin ni le désir de recevoir une aide de la société. Je ne veux compter que sur mes propres forces. »
Un jeune homme opposé au revenu de base

Dans une tribune intitulée « La politique sociale et le paradis » (PDF, en allemand), Susanne Wiest relate sa rencontre, lors d’un débat sur le revenu de base organisé dans sa ville, avec un jeune homme qui lui signifie d’emblée son opposition à cette idée : « Dès que j’aurai terminé mes études, je veux voler de mes propres ailes, lui dit-il. Je n’ai ni le besoin ni le désir de recevoir une aide de la société. Je ne veux compter que sur mes propres forces. » Elle raconte : « Je lui ai alors demandé s’il avait aussi construit l’université de Greifswald de ses propres mains, et les rues de la ville, ou encore s’il était responsable de ces bancs si agréables sur les remparts ? Le revenu de base n’est pas une prestation sociale pour les nécessiteux. Comme son nom l’indique, c’est une base. Et une base, il y en a toujours une : l’université qui ouvre ses portes, le pommier en fleur dans le jardin, le train dans lequel je peux monter. Quelle base sociale avons-nous aujourd’hui ? L’avons-nous choisie, ou a-t-elle simplement poussé là, mille fois rafistolée et adaptée ? Est-elle pour nous un jardin fertile, dans lequel je peux faire pousser une rangée de pommes de terre quand d’autres sources de revenus se tarissent, ou quand j’en ai envie ? Que puis-je faire aujourd’hui pour m’aider moi-même, pour me réaliser et construire ma vie ? Est-ce que la base Hartz IV [dernière des quatre réformes de l’assurance chômage allemande] nous rend service ? Avons-nous eu notre mot à dire à son sujet ? (…) Le revenu de base n’est pas un organisme de bienfaisance : c’est un jardin. C’est une base et une opportunité. »

Susanne Wiest

Un jardin ? Son interlocuteur commente : « Ça sonne bien ; on dirait presque le paradis. Mais l’être humain est paresseux : quand il lui manque la motivation, l’aiguillon, il ne fait plus rien. Le paradis, on sait bien que ça ne marche pas. » Comme quoi certaines conceptions ont la vie dure… Mais Susanne Wiest saisit la balle au bond : « Moi, j’aimerais bien récupérer le paradis. Pas le paradis où nous aurions été sans le savoir, mais celui que nous bâtissons nous-mêmes. Ce projet, c’est mon but ultime, mon aiguillon à moi. » Elle conclut, rêveuse : « “Revenu de base – Présentation d’une idée” : ça s’annonçait comme un débat inoffensif sur une question de politique sociale précise. Et puis nous nous sommes assis, et nous avons parlé du paradis, et de nos désirs les plus secrets, de nos attitudes face à la vie. Nous nous sommes révélés. J’ai appris de nouvelles choses sur moi-même et sur les autres, j’ai expérimenté et approché de plus près mes motivations les plus intimes. C’était une claire et belle soirée, et une merveilleuse discussion. »

« Le savoir, la formation, toute l’ingénierie accumulée, tout ça, c’est à nous tous »

La reconnaissance de l’interdépendance humaine est aux fondements philosophiques du revenu de base, que l’écrivain Yves Pagès, proche du CARGO, nous résumait dans un entretien : « L’argument, c’est que le salariat est en train de s’abolir de lui-même. Il n’y a plus de possibilité réelle de comptabiliser, d’individualiser un salaire d’une façon non arbitraire. Le savoir, la formation, toute l’ingénierie accumulée, tout ça, c’est à nous tous. Ne serait-ce que le langage : la possibilité même que nous parlions, cela fait déjà à peu près la moitié du travail. Les autonomes italiens, et notamment Paolo Virno, sont allés dénicher une idée de Marx : le general intellect. » C’est ce que le film de Daniel Häni et Enno Schmidt dit aussi à sa manière : « Le travail que chacun exécute n’a pas de prix, mais le revenu de base le rend possible. » Et, à côté de cela, il faut affirmer « le droit de chaque personne à profiter du bien-être de la nation ».

Est-ce parce qu’il imbrique aussi étroitement le personnel et le collectif que le revenu de base suscite une adhésion aussi enthousiaste chez ceux qui se laissent séduire ? Quoi qu’il en soit, Marie-Paule Perrin en constate les effets positifs sur elle : « Avant qu’Oliver ne me montre le film de Daniel et Enno, j’étais désespérée par l’état du monde, au point que je n’avais plus ni la force ni l’envie de me confronter aux problèmes sociaux ou politiques. J’étais comme paralysée, parce que je n’entrevoyais aucun début de solution. La perspective ébauchée par le revenu de base, en jetant un autre éclairage sur les choses, en me les faisant voir sous un autre angle, a suscité un redémarrage de la réflexion. »

Pour autant, qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire. Même si ses partisans ont leurs propres rêves et attentes quant à ce qu’il pourrait produire, le revenu de base ne prétend pas définir un modèle de la « bonne vie », mais seulement créer les conditions pour libérer les ressources de chacun et de tous – « donner de l’air », comme dit Marie-Paule Perrin. En ce sens, il est davantage une pochette surprise qu’une utopie au sens strict. Et on ne peut exclure le cas de figure où il serait dévoyé. Un modèle immunisé contre un tel risque ne saurait exister – et d’ailleurs, il vaut sans doute mieux ne pas le souhaiter. Pour reprendre une expression qu’affectionne particulièrement Oliver Seeger :

il est toujours possible de transformer un aquarium en bouillabaisse.

Il raconte : « Une amie qui est militante communiste, ici en Suisse alémanique, m’a dit avec le plus grand sérieux : “Le revenu de base, voilà typiquement une idée qui pourrait très mal tourner.” J’ai trouvé que c’était un comble ! Je lui ai répondu : “Ah oui, c’est sûr que vous, les communistes, vous êtes bien placés pour parler !” »

Il ne s’agit pas non plus de résoudre tous les problèmes. « Le propos n’est pas de s’attaquer aux inégalités de patrimoine, ou à la spéculation, même si rien n’empêche de lutter contre elles par ailleurs : c’est d’assurer à chacun la possibilité matérielle de mener sa vie comme il le souhaite. » A cet égard, le film de Häni et Schmidt risque de s’avérer très déroutant, voire choquant, pour quiconque est habitué au registre lexical de la gauche radicale française. Aucune logique d’affrontement ici ; ce qui est peut-être la faiblesse, mais aussi la force de la démarche. Comme l’illustre la discussion avec l’étudiant rapportée par Susanne Wiest, le thème du revenu de base fonctionne comme un laboratoire. Il amène à réfléchir à ce que l’on veut vraiment, aux conceptions dont on est imprégné ; une expérience dont chacun ne peut que sortir renforcé, mieux armé pour faire face aux inégalités et aux injustices. Ce qui, admettons-le, ne serait pas un luxe…

>> Article publié initialement sur Périphéries.net

>> Illustrations FlickR CC : Toban Black, Nils Bremer et Nils Bremer

]]>
http://owni.fr/2011/03/17/revenu-minimum-garanti/feed/ 87
L’obsession de la flexibilité ? Un court-termisme économique dangereux http://owni.fr/2010/11/02/lobsession-de-la-flexibilite-un-court-termisme-economique-dangereux/ http://owni.fr/2010/11/02/lobsession-de-la-flexibilite-un-court-termisme-economique-dangereux/#comments Tue, 02 Nov 2010 10:39:12 +0000 Olivier Bouba-Olga http://owni.fr/?p=37067 Vous le savez tous : la France manque de flexibilité. Les commentateurs des rapports Ernst & Young sur l’attractivité de notre beau pays nous le disent tous les ans, ce qui leur permet de prédire la dégradation probable de notre situation pourtant flatteuse. Laurence Parisot idem, avec une formule inoubliable : « La vie, la santé, l’amour sont précaires. Pourquoi le travail échapperait-il à cette loi? »

En réfléchissant un peu, l’argument semble imparable, un manque de flexibilité étant synonyme de réduction des choix : si jamais vous avez fait un mauvais choix, vous ne pourrez que plus difficilement vous en défaire ; l’agrégation de ces dysfonctionnements conduit à des performances plus faibles. Redonnons donc de la flexibilité, de la liberté, et tout ira bien mieux.

Sauf que ce type de raisonnement souffre d’un biais important : il suppose que les acteurs ne prennent pas en compte, avant de décider d’un comportement, de ces différences de flexibilité. Or, on peut supposer qu’il n’en est rien : les acteurs agissant dans un environnement plus rigide intègrent ce fait à leurs calculs, adoptent des comportements différents, ce qui peut influer sur leurs performances futures. L’évaluation ex post d’un dispositif législatif plus rigide ne suffit donc pas, il convient également d’en évaluer les conséquences ex ante.

C’est précisément l’analyse que déroulent trois économistes dans un document de travail du NBER qui vient juste de paraître. Il s’intitule « Labor laws and innovation ». Voici le résumé, suivi de ma traduction :

Abstract

Stringent labor laws can provide firms a commitment device to not punish short-run failures and thereby spur their employees to pursue value-enhancing innovative activities. Using patents and citations as proxies for innovation, we identify this effect by exploiting the time-series variation generated by staggered country-level changes in dismissal laws. We find that within a country, innovation and economic growth are fostered by stringent laws governing dismissal of employees, especially in the more innovation-intensive sectors. Firm-level tests within the United States that exploit a discontinuity generated by the passage of the federal Worker Adjustment and Retraining Notification Act confirm the cross-country evidence.

Ma traduction

Un droit du travail restrictif peut inciter les firmes à ne pas sanctionner les défaillances de court terme et donc les conduire à encourager leurs employés à poursuivre des activités innovantes créatrices de valeur. En utilisant des données sur les brevets et sur les citations d’articles pour rendre compte de l’activité d’innovation, nous analysons cet effet en exploitant des données temporelles qui nous renseignent sur les changements observés dans certains pays relatifs aux lois sur les licenciements. Nous montrons qu’au sein d’un pays, l’activité d’innovation et la croissance économique sont renforcées par des lois plus restrictives sur le licenciement, spécialement pour les secteurs les plus intensifs en innovation. Des tests réalisés au niveau des entreprises américaines, qui exploitent une discontinuité liée au passage au Worker Adjustment and Retraining Notification Act, confirment ce résultat.

Article publié originellement sur le blog d’Olivier Bouba-Olga sous le titre Vive la rigidité !

Photos FlickR CC Gerlos ; World Economic Forum.

]]>
http://owni.fr/2010/11/02/lobsession-de-la-flexibilite-un-court-termisme-economique-dangereux/feed/ 11
Serge Soudoplatoff: ||”Internet, c’est assez rigolo” http://owni.fr/2010/07/06/serge-soudoplatoff-internet-cest-assez-rigolo/ http://owni.fr/2010/07/06/serge-soudoplatoff-internet-cest-assez-rigolo/#comments Tue, 06 Jul 2010 14:25:25 +0000 Guillaume Ledit http://owni.fr/?p=19564
Depuis plus d’un quart de siècle, soit à peu près l’âge moyen de l’équipe éditoriale d’OWNI, Serge Soudoplatoff se consacre à Internet avec un amour débordant. Il le dit clairement sur son blog, avec l’enthousiasme franc, presque naïf, d’un early-adopter jamais déçu (?): La rupture Internet, sous-titré “la passion de Serge Soudoplatoff pour Internet“. Alors que les membres de la soucoupe jouaient encore aux LEGO, ce chercheur en informatique au centre de recherche d’IBM découvrait avec délice Internet. C’était en 1984, exactement.

Après un passage à l’Institut Géographique National (IGN), il devient directeur du centre de recherche en informatique chez Cap Gemini Innovation puis entre à la direction de l’innovation de France Telecom. Il est aujourd’hui à la tête de sa propre société, Hyperdoxe, qui fait du conseil en stratégie informatique.

Bref, un ponte cool, du genre à ponctuer ses mails par un smiley. Animé par une véritable passion pour les mondes virtuels et les serious game, il fait œuvre de pédagogie tant dans des articles approfondis que dans les cours qu’il assure à l’Hetic. Il prépare en ce moment la suite de son premier livre, Avec Internet, où allons nous?. Comme la question nous intéresse aussi, nous nous sommes connectés à Skype et avons échangé avec Serge Soudoplatoff.


OWNI: Au moment où vous découvrez Internet, on vous prend pour un fou ?

Serge Soudoplatoff: Fou, je ne dirais pas, les gens avaient plutôt l’impression que l’on se faisait plaisir. En 1984 très peu de gens parlait d’Internet. Moi je j’utilisais, je trouvais ça intéressant. On s’en servait et on trouvait ça assez rigolo en fait. Personne ne voyait vers où les usages se dirigeaient. Il fallait être assez visionnaire à cette époque pour voir ce qu’on pouvait en faire.

Les échanges avaient lieu uniquement parmi les membres de la communauté scientifique?

Il faut rappeler que dans les années 1980, seuls les centres de recherche étaient connectés. Le grand apport du Livre blanc d’Al Gore, publié en 1991, est d’avoir levé la contrainte d’un Internet réservé aux centres de recherche.

Internet s’est en effet développé au sein de communautés de chercheurs.

Maintenant, quand on browse le web sur l’histoire d’Internet, on trouve des chercheurs qui disaient dans les années 1960: “ça ne sert à rien de faire communiquer nos ordinateurs”. L’esprit visionnaire n’est absolument pas lié au fait qu’on soit un chercheur.

Spécimen préhistorique d'ordinateur personnel

La transition vers le paysage que l’on connaît actuellement s’est-elle faite par l’intermédiaire de ces mêmes passionnés?

Pour moi, ce qui fait qu’Internet prend un autre essor c’est la combinaison de deux éléments: l’invention du web par Tim Berners-Lee, (qui pour moi est une régression), et le fait que derrière Al Gore il y ait le capital-risque américain.

Au début des années 1990, c’est la déprime dans la Silicon Valley. Il n’y a plus la puce pour assurer des leviers de croissance extraordinaires. Tout le secteur de l’informatique au sens traditionnel du terme est déjà verrouillé.

Les Venture capital se posent la question de savoir où placer leur argent pour bénéficier des mêmes effets de levier. Arrive Internet et tout le travail qu’a fait Al Gore pour le libéraliser et investir en masse.

Fin des années 1990, ça allait jusqu’à 25 milliards de dollars par trimestre d’investis dans le high-tech. Aujourd’hui, on arrive à la même somme sur un an.

Internet est donc fondamentalement libéral au sens économique du terme ? Sans le libéralisme, Internet n’existerait pas ?

Sans le venture-capital. J’ai horreur des termes comme libéral ou libéralisme parce qu’on y met tout et n’importe quoi.

On peut revenir sur le fait que vous considériez l’apport de Tim Berners Lee comme une régession ?

Si vous voulez, le premier Internet est en p2p. C’est à dire en clair: mon ordinateur est connecté à ton ordinateur, mon adresse IP connaît ton adresse IP, et je peux aller chez toi comme toi tu peux aller chez moi.

Qu’est-ce que l’invention du web? C’est le retour vers une architecture client-serveur.

Le retour vers le modèle de la télé où au lieu d’accéder à l’ordinateur de quelqu’un d’autre, j’accède à du contenu. C’est une régression sur le plan philosophique. Ceci dit, je pense qu’il fallait passer par cette étape.

Pour moi, ce qu’on appelle le web2.0, c’est remettre du p2p dans le cadre d’une architecture client-serveur. D’ailleurs, les seuls logiciels qui sont vraiment dans la philosophie du début d’Internet c’est tous ceux qu’on veut empêcher: E-mule, Napster etc…

Il n’y a pas que moi qui le dit, les historiens de l’Internet vous diront la même chose. Régression est peut-être un terme un peu fort mais c’est vrai que d’un seul coup on revient vers le modèle de la télé…

Ici commence l'Interouèbe

En parallèle en France, le minitel a déjà bien décollé. Qu’est ce qu’on peut dire de cette exception française?

Alors d’abord, cela a commencé avec les BBS ((le Bulletin Board System est un serveur équipé d’un logiciel offrant des services d’échange de messages, de stockage et d’échange de fichiers via un ou plusieurs modems reliés à des lignes téléphoniques)) Si vous voulez regardez l’équivalent du minitel aux États-Unis ce sont les Bulletin Board Systems.

A quel moment, en tant qu’observateur privilégié, avez-vous senti qu’un des deux allait écraser l’autre?

Ce qui apparaissait de manière très évidente, c’est que le problème numéro 1 du minitel c’était son modèle économique.

Ce qui fait le succès d’un service n’est pas tant sa qualité  que son modèle économique.

Or, le modèle économique d’un paiement à la durée est un modèle qui in fine reste un frein pour le développement des usages.

Ceci dit, on peut analyser le gratuit sur Internet comme étant une guerre Yahoo contre AOL. Si on fait l’histoire du développement des BBS aux États-Unis, il faut savoir que l’appel local est gratuit, dans un cadre forfaitaire. Donc un BBS c’était un ordinateur-serveur sur lequel tout le monde se connectait. On y trouvait du chat, de l’e-mail et un peu de contenu: tout les services dits “de base”. Le seul problème c’est que quand j’étais à San Francisco je pouvais pas aller sur un BBS à Los Angeles, encore moins à New-York.

Qu’ont fait Compuserve et AOL? Grosso modo ils ont doublé les opérateurs de télécom: ils ont fait leurs propres tuyaux, et ont développé des Point of Presence (Un POP est une interface réseau (les fameux POP) . Du coup, tout le monde se connectait localement à un BBS mais avec des réplications de base de données. C’était finalement une manière de doubler les opérateurs de télécoms. Et comme ils voulaient pas faire payer à la durée, ils faisaient des abonnements sur la data.

Ensuite arrive Yahoo. Et que fait Yahoo dans les années 1990? Il fait la même chose mais en gratuit. La guerre du contenu gratuit s’est fait uniquement pour détrôner AOL et Compuserve. AOL a résisté, pas terriblement, et Compuserve est mort.

"Les gens n'ont pas de carte d'Internet. Ils cherchent. Faites en sorte qu'ils vous trouvent"

En tant qu’ancien membre de l’IGN, que pensez-vous du mouvement de spatialisation de la pensée auquel on assiste?

Ce que je peux dire, c’est que plein de gens ne savent pas lire les cartes. Quand je fais des conférences, j’emmène les gens dans le web, et je leur explique que pour moi, le véritable paradigme est que je les emmène sur une terra incognita. De moins en moins tout de même, mais l’idée est qu’on arrive sur une île où les gens parlent un autre langage etc.

Pierre Lévy et Michel Serres ont écrit des choses beaucoup plus approfondies que moi sur ces questions. C’est très intéressant sur le plan didactique. Ceci dit, beaucoup de gens ne sont pas du tout à l’aise avec la représentation cartographique. Dès fois, il faut savoir ne pas les utiliser.

Pour revenir sur cette idée de terra incognita, pensez-vous qu’on en soit encore là avec les développements récents des usages et pratiques de l’Internet?

Il existe encore évidemment plein de terra incognitas à découvrir. Ce qu’il y a de sûr c’est qu’on est bien loin des années 1990 où quand je faisais venir les gens chez moi pour qu’ils découvrent Internet, ils se trouvaient face à une véritable terra incognita. Ils découvraient les premiers ports. Altavista démarrait tout juste. Rien que ça pour les gens c’était fascinant. J’avais une copine colombienne qui découvrait qu’elle pouvait lire les nouvelles de son pays depuis chez moi: elle était ébahie.

Quand je montrais aux gens les newsgroups, je peux vous assurer que les IRC étaient des trucs que l’on montrait à peu de gens. Le langage était hermétique, personne ne comprenait.

On se plaint du langage SMS mais allez voir ce que c’est qu’un langage de geeks dans un forum IRC du début d’Internet

Aujourd’hui, je rencontre rarement quelqu’un qui n’a jamais été dans Internet. Les gens ont a minima un e-mail et ils ont surfé sur Google.

Les gros continents inconnus du moment, c’est quoi?

Par définition, je ne les connais pas (rires). C’est marrant parce que j’ai rarement vu les choses se faire comme les gens le prévoyaient.

Avant Twitter, on parlait très peu de web temps réel finalement. Tout le monde parlait de web sémantique.

Moi, je parle beaucoup de web virtuel, et puis c’est Twitter qui nous est tombé sur le coin de la figure.

Je pense que d’un côté, on observe tout le phénomène de débordement d’Internet dans les activités au quotidien: c’est santé 2.0, gouvernement 2.0 etc. D’un autre côté il y a toutes les choses auxquelles on ne songe pas souvent et qui ne sont pas forcément technologique: une des grandes terra incognita, c’est le local. Je n’ai aucun problème pour savoir ce qu’il se passe dans l’ambassade américaine à Téhéran. En revanche, on est dimanche, il est 19h55, je n’ai pas de pain, j’ai trois boulangeries en bas de chez moi qui ferment à 20h00 et je n’ai pas le temps d’aller les faire toutes les trois. Je veux savoir laquelle des trois a du pain: je n’ai pas ça sur Internet.

L’hyperlocal commence pourtant à émerger avec Foursquare ou dans le domaine de l’information…

Oui, ça commence, et il va y avoir une guerre sanglante entre Google et Pages Jaunes là dessus. Contrairement à ce qu’on pense, Pages Jaunes va dans le bon sens.

Vous décrivez Internet comme un mode de gouvernance en réseau et sans chef. Peut-on dire que cette vision est encore utopiste? Vous considérez-vous vous-même comme un utopiste?

Attendez, ce n’est pas une vision utopiste, c’est un constat que je fais: Internet s’est fait dans un mode de gouvernance anti-pyramidale. Je vous conseille de lire le livre Et Dieu créa l’Internet où il est bien dit que on regardait ce que faisaient les opérateurs de télécoms et on faisait exactement l’inverse.

La gouvernance de l’Internet telle qu’elle est aujourd’hui est très pratique.

On ne propose pas une norme si on ne propose pas un bout de code pour implémenter cette norme. Autant dire qu’on est loin de la logique “maîtrise d’ouvrage-maîtrise d’œuvre”. Internet est pragmatique.

Les forums, qui apparaissent maintenant un peu old-school, restent pour vous la quintessence du web?

Franchement, j’ai pas trouvé mieux pour illustrer le web2.0 que les forums de discussions.

C’est l’un des rares endroit où je vois s’échanger beaucoup de choses du quotidien qui débloquent énormément de situations.

Je ne parle pas des forums politiques par exemple qui sont bourrés de trolls, mais je parle des forums pratico-pratiques. Je parle des forums de bricolage, de matériel informatique. Mon chouchou c’est celui des enseignants du primaire: 89 000 profs qui se sont échangés 4,5 millions de messages. Je parle d’un autre de mes chouchous qui est le forum des gens qui ont des problèmes de thyroïde, bourré à la fois d’empathie et de sérieux.

Dedans, j’y vois du sens et de la richesse, ce que je n’observe pas dans Facebook, ou Linkedin.

Je n’ai pas trouvé plus bel endroit d’expression de l’échange horizontal des gens que les forums de discussions.

Ils sont bien installés et continue de croître et d’embellir. Doctissimo, le numéro un en France, c’est quand même un nouveau membre par minute, et c’est 2,5 à 3 millions de nouveaux messages par mois. A tel point que la ministre de la Santé veut faire un portail santé en s’en inspirant.

Vous dites également qu’Internet n’a rien inventé et qu’il a permis à des formes sociales qui préexistaient de se développer. Il permet également d’en redécouvrir?

Oui évidemment. La mutualisation en est un très bel exemple. Je suis beaucoup les sites de prêts en social-lending aux États-Unis. Ça se fait dans le monde entier sauf en France: merci à la règlementation bancaire qui empêche l’innovation, mais c’est comme ça.

Prosper, Circle Landing, PPDI en Chine: tous ces sites qui permettent aux particuliers de se prêter entre eux sont finalement une redécouverte de la tontine. C’est la tontine à la sauce Internet. On est proche du modèle de microcrédit développé par Mohammad Yunus.

Dans moins de dans ans, on aura aux Etats-Unis des sites de santé en p2p.

Moi je rigole parce qu’un site de santé en p2p c’est une mutuelle. Aujourd’hui, l’outil est là, je suis sûr qu’on va revenir à l’esprit mutualiste. On y est déjà.

Comment jugez-vous la Hadopi, la Loppsi, toutes ces lois qui tentent de restreindre la libertés des internautes?

J’essaye d’éviter de faire des comparaisons politiques de restriction de libertés. J’ai fait l’objet d’un débat récemment dans VoxPop avec Patrick Eudeline, qui est un musicien pro-Hadopi et très anti-Internet. C’était à mourir de rire. Il dit qu’Internet a tué la musique. Je trouve que pour tuer la musique, il faut y mettre le paquet et que Internet ne suffit pas.

Ce n’est pas le côté politique qui m’intéresse. Oui, il y a toujours eu des gouvernements qui ont voulu contrôler, d’autres qui ont plus laissé faire: ça, c’est la vie.

En revanche, là où Hadopi m’a gêné c’est par le fait que ça renforçait une ancienne forme et ça n’aidait pas à innover, à promouvoir une nouvelle forme. Grosso modo, si au lieu de se battre pour revenir à avant, les majors se disaient: “le monde évolue”, et se mettait à racheter des sites commes Sellaband, comme Mymajor etc… Si elles se mettaient en mode 2.0, là ce serait innovant.

C’est comme le social lending: circle lending qui était le numéro trois aux Etats-Unis a été racheté par Virgin et est devenu Virgin Money. Moi, ce que je trouve dommage avec des lois comme Hadopi c’est que finalement, ça empêche d’innover. On ne peut pas s’élever contre une loi qui est faite pour contrôler quelque chose de considéré comme hors-la-loi. C’est dommage.

On aurait mieux fait de faire coller la loi aux usages plutôt que de renforcer une loi du passé.

Sur les questions de privations de liberté, je laisse les autres le faire, la Quadrature s’en charge très bien. Mon débat se situe sur le plan de savoir comment un pays innove et se transforme.

Dans le cadre de votre activité de conseil, êtes-vous confronté aux difficultés des entreprises à passer au mode de communication horizontale qu’implique Internet? Et comment les aidez-vous à changer de paradigme?

C’est pas facile de changer de paradigme. Je cite toujours le cas “Lippi” que vous trouverez sur mon blog et celui de Billaut.

C’est une entreprise de gréage industriel de 300 personnes qui a fait la totale. La totale est un triptyque “structure-outil-comportements”. D’abord, Lippi forme les gens aux technologies du numérique (comportement). Ensuite, Lippi change sa structure, change entre autres le rôle du middle management et enfin, l’entreprise utilise les moyens modernes en interne: Twitter est la colonne informationnelle de l’entreprise. Quand on est 300 c’est déjà pas facile, à 30 000 c’est encore plus difficile.

De toutes façons, on sera obligés d’y passer puisque les clients, eux, sont déjà en mode réseau. Les jeunes collaborateurs qui arrivent aujourd’hui n’ont pas du tout la même culture, et les autres collaborateurs commencent à être gêné au quotidien.

Au quotidien aujourd’hui, on se doit d’être sur les réseaux sociaux, on se doit d’être sur YouTube

Quand on est dans des entreprise où tout cela est bloqué on arrive à un moment où finalement vous pouvez plus bosser efficacement. Il va donc bien falloir que ça change puisque c’est une bête question d’efficacité.

Cette analyse là peut-elle s’appliquer aux gouvernements et aux institutions? Le problème est-il franco-français?

Encore une fois, on va être obligé d’y passer, il n’y a pas le choix. C’est comme tout Internet, c’est anglo-saxon, c’est la culture communautaire. Cette culture est très peu développée en France, où plutôt seulement dans certaines zones.

On est pris dans un mouvement, on va être obligé d’y aller. Il faudrait que ça se fasse dans la souplesse, pas dans la tension.

Lors de votre intervention aux Ernest, vous avez résumer le dilemme ainsi mais sans y répondre me semble-t-il : face à la rupture Internet, est-ce qu’on se comportera comme des Egyptiens ou comme des Grecs? Dans votre conférence, on vous sent optimiste: l’êtes-vous vraiment?

Moi je dis aux gens: “c’est à vous de choisir”. Alors évidemment, comme je dis aux gens que les Egyptiens se sont effondrés et que les Grecs ont embellis et prospéré c’est dur. Je vais vous dire pourquoi je fais ça: à chaque fois que j’ai des gens qui sont réticents, qui me disent que tout ce que je dis c’est des bêtises, que le monde ne va pas évoluer comme ça, ma réponse c’est : “est-ce que t’es pas en train de nous la faire à l’égyptienne?”.

Je crois que c’est un choix individuel de toutes façons. La chance qu’on a aujourd’hui c’est que si on ne se sent pas bien en France, on peut aller ailleurs.

En même temps, Internet est une construction mondiale, il y a des normes internationales qui ne dépendent pas uniquement de chaque internaute.

Je vous rappelle que chaque internaute peut contribuer à l’IETF, l’Internet Engeneering Taskforce, qui est l’organisation qui fait le moteur d’Internet, qui fait les normes technologiques. Je vous rappelle qu’elle n’a pas d’existence juridique, et qu’elle se définit comme un ensemble flou qui réunit des gens passionnés par le sujet de faire évoluer la technologie Internet. Le tao de l’IETF c’est “nous rejetons les présidents et le vote, nos croyons au consensus grossier et au bout de code qui marche”.

Quels sont à votre avis les avantages et les risques pour un gouvernement à libérer ses données, de permettre à tout un chacun de les manipuler?

On peut raisonner entreprise: l’avantage c’est que d’un seul coup, tout doit mieux marcher… en théorie. Data.gov, c’est open311.org. C’est une ville qui ouvre ses API et laisse faire les programmeurs en acceptant de jouer le jeu.

Je suis une entreprise ou un gouvernement, d’un seul coup, le monde devient extrêmement complexe avec plein d’interactions. Comment je peux gérer cette complexité? En travaillant avec les gens. Contrairement à ce que pense beaucoup de gens, le crowdsourcing, c’est très bien. On dit, et qu’est ce que c’est franchouillard, que c’est faire travailler les gens sans faire payer. Je ne suis pas d’accord.

Il n’y a que la communauté qui peut gérer un bien commun.

Le premier gain qu’aurait un gouvernement à faire de l’opendata c’est de l’efficacité dans la gestion des choses au quotidien. Contrairement à ce qu’on pense, c’est pas les grandes idées qui font bouger les choses. La vérité, c’est “est-ce qu’on mon maire entretient et développe bien ma ville?”. Je vote pour celui qui est efficace, qu’il soit de droite ou de gauche.

L’opendata est avant tout une question d’efficacité.

N’y a-t-il pas un risque qu’il y ait trop de données, et qu’on arrive plus à en faire émerger du sens?

C’est l’effet longue-traîne. Vous raisonnez comme si il n’y avait qu’un seul point d’entrée . Tout le monde n’a pas besoin d’accéder à toute les données. Mais il faut le maximum de données, pour que chacun puisse les utiliser en fonction de ses centres d’intérêt.

L’opendata, c’est pas seulement ouvrir ses données, mais c’est ouvrir ses API

Autrement dit, j’accepte de faire un système d’information qui n’est pas fini et je laisse la communauté finir mon système d’information. Vous allez sur AirParif, vous pouvez télécharger les données, mais pas rentrer dans les API Airparif. J’aimerais que les programmeurs puissent attaquer les API d’Airparif.

En revanche, il faut effectivement une couche de la communauté entre les gens et les données. On ne peut pas mettre brutalement les gens en face des données. Le génie d’opendata et d’open311 c’est de mettre une couche entre les deux.

Je ne crois pas au marketing one to one, je ne crois pas au marketing de masse, je crois au cosdesign. Mais pas avec n’importe qui, avec des passionnés. Ce sont eux qui feront le relais entre les données, les gens et les usages.

Crédits photos CC FlickR: mikeleeorg, impresa.mccabe, FindYourSearch, codiceinternet, victornuno, bionicteaching.

]]>
http://owni.fr/2010/07/06/serge-soudoplatoff-internet-cest-assez-rigolo/feed/ 0
Internet, source de l’exploitation capitaliste ? http://owni.fr/2010/03/11/internet-source-de-lexploitation-capitaliste/ http://owni.fr/2010/03/11/internet-source-de-lexploitation-capitaliste/#comments Thu, 11 Mar 2010 08:55:12 +0000 Arno http://owni.fr/?p=9797 scarabe

La soucoupe accueille Arno, auteur du Scarabée, vieux de la vieille du web français (1996 !). Dans ce billet, il exprime son désaccord avec le théoricien des médias Matteo Pas­qui­nelli, qui a récemment expliqué sa thèse dans une interview d’Écrans intitulée « Nous n’exploitons pas le réseau, c’est le réseau qui nous exploite ».

Écrans, dans Libé­ration, a publié mer­credi une interview de Matteo Pas­qui­nelli, « théo­ricien des médias », titrée « Nous n’exploitons pas le réseau, c’est le réseau qui nous exploite ».

L’interview est censée illustrer un article de Marie Lechner, « Effet de serfs sur la Toile ». L’article pose la question :

Internet serait-​​il en train de devenir la matrice d’un nouveau système féodal, où une poignée de grands sei­gneurs exploitent des légions de serfs ? Et non cette société de pairs tant célébrée ?

L’argumentaire se contente de répéter un article de Pierre Lazuly publié en août 2006 par le Monde diplo­ma­tique : « Télé­travail à prix bradés sur Internet ». Mais là où l’ami Lazuly pré­sentait un phé­nomène alors peu connu et se contentait de conclu­sions sur ce phé­nomène spé­ci­fique, l’article d’Écrans extrapole sur la dénon­ciation d’un « mythe » de l’internet (« cette société de pairs tant célébrée » — mais qui a réel­lement célébré cela ?) en se basant non sur une démons­tration, mais sur des extraits d’une unique interview avec Matteo Pasquinelli.

Simi­lai­rement, l’économie du parasite imma­tériel n’est pas basée sur l’exploitation directe ou l’extorsion, mais sur la rente, estime le théo­ricien. La rente serait le nouveau modèle écono­mique dominant du capi­ta­lisme cog­nitif et d’Internet. Pour sché­ma­tiser, le profit est le revenu obtenu par la vente de biens ; la rente, le revenu fourni par l’exploitation mono­po­lis­tique d’espaces.

Or, cette « inno­vation » concep­tuelle n’a rien de nouveau, malgré l’omniprésence, paraît-​​il, des mythes égali­taires de l’internet. Mais qui sou­tenait ces mythes, sinon Libé­ration en 1999-​​2000 ? C’est exac­tement ce que nous disions, dans notre « tir de barrage » col­lectif (à l’époque : uZine, le Sca­rabée, les Chro­niques du menteur, l’Ornitho, Péri­phéries). Voir par exemple mon billet intitulé « Au secours, mon fils entre­pre­naute est en train de se noyer ! » (mai 2000) :

On trouve tou­jours autant d’articles dans la presse pour pré­senter ces concepts nova­teurs, révo­lu­tion­naires. Pourquoi ne pas dire tout sim­plement qu’on veut accé­lérer l’établissement du néo­libéralisme et mar­chan­diser ce bien public qu’est le savoir ? Pourquoi ne pas le dire sim­plement : nous allons pri­va­tiser et raréfier ce bien public, et établir des mono­poles de l’information ?

Tout le monde sait que le déve­lop­pement du réseau ne s’est pas fait de manière magique, indé­pen­dante du monde phy­sique. On sait depuis les années 1990 que la mas­si­fi­cation des accès est lar­gement liée à des intérêts de déve­lop­pement capitaliste.

Même parmi les grands anciens du Web français, il n’y a jamais eu de naïveté sur ce point. Ainsi Laurent Chemla publiait-​​il ses « Confes­sions d’un voleur » en 2002 :

Je suis un voleur. Je vends des noms de domaine. Je gagne beaucoup d’argent en vendant à un public qui n’y com­prend rien une simple mani­pu­lation infor­ma­tique qui consiste à ajouter une ligne dans une base de données. Et je vais gagner bien davantage encore quand, la pénurie arti­fi­cielle ayant atteint son but, le com­merce mondial décidera d’ouvrir quelques nou­veaux TLD qui atti­reront tous ceux qui ont raté le virage du .com et qui ne vou­dront pas rater le virage suivant.

On peut même penser que son aspect « liberté d’expression », désormais acces­sible à tous, se retrouve dans les besoins capi­ta­listes et néo­li­béraux : un déve­lop­pement capi­ta­liste de l’internet qui, pour une large part, récupère l’argument liber­taire de la pos­si­bilité d’expression publique indi­vi­duelle (tant qu’elle ne rentre pas en concur­rence avec ses intérêts), l’exploite à son profit et, même, en fait un argument mar­keting de son propre déve­lop­pement (ce qui, évidemment, permet ensuite la dénon­ciation des « libéraux-​​libertaires » sur la base de cette récupération).

L’article se termine ainsi sur une citation de l’interview :

« À l’époque féodale, c’était l’exploitation de terres cultivées par des paysans, à l’âge d’Internet, c’est l’exploitation d’espaces imma­té­riels cultivés par des pro­duc­teurs culturels, pro­sumers [consom­ma­teurs pro­duc­teurs, ndlr] et par­tisans de la “free culture”. »

Et voilà : l’amalgame entre une « free culture » et sa récu­pé­ration par le capi­ta­lisme permet de dénoncer l’ensemble : les liber­taires et autres par­tisans de l’accès des indi­vidus à l’expression publique ne seraient ainsi que des idiots utiles du capi­ta­lisme néo­li­béral, rebaptisé ici « néoféodalisme ».

Notons cette remarque per­ti­nente d’un par­ti­cipant du forum, Oliviou, qui anéantit en un para­graphe cette idée de « néo­féo­da­lisme » de l’internet :

La com­pa­raison avec le servage ne tient pas. Le serf est obligé de tra­vailler pour le sei­gneur pour avoir le droit d’habiter sur ses terres. L’internaute peut « habiter » internet comme il l’entend : y résider, y passer, trouver des infor­ma­tions, glander… Et c’est (la plupart du temps) gratuit, et on ne lui impose rien en échange (en dehors de payer un abon­nement, et encore…). C’est l’internaute qui décide de ce qu’il veut faire ou pas pour les « sei­gneurs », béné­vo­lement. C’est valable aussi bien pour les contenus moné­tisés dont vous parlez que pour wiki­pedia, par exemple.

slave1

Photo A. Diez Herrero sur Flickr

Venons en à l’interview de Matteo Pasquinelli. Nous apprenons que :

Matteo Pas­qui­nelli est cher­cheur à la Queen Mary Uni­versity de Londres. Dans son livre Animals Spirits, le théo­ricien des médias iden­tifie les conflits sociaux et les modèles écono­miques à l’œuvre der­rière la rhé­to­rique de la culture libre.

La pré­sen­tation du livre sur le site de l’auteur devrait déjà inquiéter :

After a decade of digital feti­shism, the spectres of the financial and energy crisis have also affected new media culture and brought into question the autonomy of net­works. Yet activism and the art world still cele­brate Creative Commons and the ‘creative cities’ as the new ideals for the Internet gene­ration. Unmasking the animal spirits of the commons, Matteo Pas­qui­nelli iden­tifies the key social conflicts and business models at work behind the rhe­toric of Free Culture. The cor­porate parasite infil­trating file-​​sharing net­works, the hydra of gen­tri­fi­cation in ‘creative cities’ such as Berlin and the bice­phalous nature of the Internet with its por­no­graphic under­world are three untold dimen­sions of contem­porary ‘politics of the common’. Against the latent puri­tanism of authors like Bau­drillard and Zizek, constantly quoted by both artists and acti­vists, Animal Spirits draws a conceptual ‘book of beasts’. In a world system shaped by a tur­bulent stock market, Pas­qui­nelli unleashes a poli­ti­cally incorrect grammar for the coming gene­ration of the new commons.

Voilà donc un briseur de tabous (digital feti­shism) qui dénonce les Creative Commons, les « villes créa­tives » et la « Free Culture ». Excusez l’a priori, mais on a l’habitude aujourd’hui de se méfier de ces bri­seurs de tabous qui osent le « poli­ti­quement incorrect », de Domi­nique Wolton à Nicolas Sarkozy. Un dis­cours qui, sous des atours de dénon­ciation du néo­li­bé­ra­lisme (le titre Animal spirits renvoie à une expression forgée par Keynes en 1936), des com­mu­nau­ta­rismes, de l’exclusion, s’attaque en fait direc­tement à ceux qui tentent réel­lement des approches alter­na­tives au néolibéralisme.

L’interview commence par une question à la noix :

Dans votre livre, vous cri­tiquez le « digi­ta­lisme » contem­porain, soit la croyance selon laquelle Internet est un espace libre de toute forme d’exploitation, qui nous mènerait natu­rel­lement vers une société du don.

Quel est ce « digi­ta­lisme » contem­porain, qui le sou­tient, où peut-​​on lire ce genre de lubies ? On n’en saura rien. C’est le principe du brisage de tabou : le tabou n’a pas besoin d’exister, il suffit de le dénoncer.

Réponse peu intéressante, mais qui explique :

Si, dans les années 90, nous fai­sions le rêve poli­tique d’une auto­nomie du réseau, aujourd’hui, nous ne faisons que sur­vivre dans un paysage dominé par les monopoles.

« Sur­vivre dans un paysage dominé par les mono­poles », est-​​ce que cela prend par exemple en compte le fait que je puisse louer, auprès d’une petite entre­prise, immé­dia­tement et le plus sim­plement du monde, un serveur Web relié en per­ma­nence au réseau, tournant avec des logi­ciels libres, y ins­taller des outils de publi­cation en ligne tota­lement libres, et pouvoir toucher poten­tiel­lement des mil­lions de lec­teurs, cela pour le même prix qu’un abon­nement à une chaîne de télé­vision privée ? Alors qu’auparavant, pour le même prix, j’aurais pu imprimer environ 200 pho­to­copies A4 que j’aurais dû scotcher sur les murs (en espérant éviter une amende pour affi­chage sauvage).

Admettons cependant qu’avec mon serveur per­sonnel, ma page per­son­nelle, mes mil­liers de lec­teurs, etc., je sois comme un rat en train de sur­vivre au milieu de la Babylone capi­ta­liste du Web.

Quels sont les mono­poles sur le Web ? Quelle est leur via­bilité écono­mique ? Que rôle joue la concur­rence entre ces mono­poles ? Il est tou­jours facile d’extrapoler à partir du cas Google, en oubliant qu’il est le seul acteur de sa dimension sur l’internet, qu’il est aussi qua­siment le seul ren­table, et que par ailleurs une seule de ses acti­vités (la publicité en ligne) est ren­table (et finance toutes ses autre activités).

Depuis la fin des années 90 et la pre­mière vague de startups, l’économie capi­ta­liste de l’internet fonc­tionne sys­té­ma­ti­quement sur ce modèle : inves­tis­sement massif initial (capital-​​risque) pour tenter d’établir un monopole de fait sur un secteur du marché. C’est ce que je décrivais en février 2000 sous le titre « Les prin­cipes généraux d’une belle arnaque », et qui est désormais connu sous le nom « Modèle IPO » :

L’activité d’une start-​​up, autant du point de vue de l’entreprenaute que du capital-​​risqueur, est donc toute entière tournée vers la séduction des marchés finan­ciers : le but n’est pas la création de richesses et d’emplois, la ren­ta­bilité pro­ductive ni le progrès des com­pé­tences (laissons tout cela aux idéa­listes !), mais l’intoxication des inves­tis­seurs lors de l’introduction sur le marché. L’activité de l’entreprise (vendre des bidules, rerouter des emails, héberger des sites…) est donc secon­daire dans cette optique (et, de toute façon, peu ren­table) : ça n’est que l’alibi d’un men­songe spé­cu­latif plus vaste. Il ne s’agit pas, en quelques années, de réel­lement valoir quelque chose, mais de faire croire au marché que l’on vaut quelque chose.

Pour l’instant, la plupart des « mono­poles » de l’internet suivent tou­jours ce modèle de déve­lop­pement, sans réelle ren­ta­bilité, mais avec un déve­lop­pement ful­gurant à base d’ouvertures du capital. L’explosion de la pre­mière bulle internet nous a débar­rassé de la pre­mière vague de start-​​ups. On ne sait pas ce qui arrivera à la nou­velle vague, mais dénoncer les mono­poles d’aujourd’hui comme un fait écono­mique, poli­tique et social accompli immuable c’est, à nouveau, oublier les rela­tions capi­ta­listes qui régissent ces monopoles.

On bouffait déjà de la « des­truction créa­trice » en 2000, théorie qui date du siècle dernier (Joseph Schum­peter, 1942) : le déve­lop­pement capi­ta­liste des entre­prises vise à l’établissement de mono­poles tem­po­raires de fait, mono­poles qui seront inexo­ra­blement détruits et rem­placés par l’évolution tech­nique et capi­ta­liste. Il faut croire que, dix ans plus tard, par quelques chan­gement capi­ta­liste magique, on devrait être convaincus que des mono­poles sans ren­ta­bilité sont là pour toujours.

Question suivante :

Dans son livre la Richesse des réseaux, Yochai Benkler déclare que l’information n’est pas en concur­rence, et prédit un mode de pro­duction non com­pé­titif. Vous réfutez ce credo.

Là, je suis content de voir citer un livre publié en 2009 pour dénoncer une inno­vation concep­tuelle, la non-​​rivalité de l’information. C’est pourtant l’une des théories à la noix qu’on nous four­guait déjà lors de la pre­mière vague de déve­lop­pement de la nou­velle économie, et j’y consa­crais une longue partie de « Au secours, mon fils entre­pre­naute… » en 2000.

Le théo­ricien des médias dénonce donc ici un mythe déjà dénoncé il y a dix ans, et que la chute de la pre­mière bulle spé­cu­lative de l’internet a déjà, dans la pra­tique, mise à bas.

Mattheo Pasquinelli :

Regardez les tra­vailleurs cog­nitifs et les free­lances créatifs de la pré­tendue géné­ration laptop. Ont-​​ils l’air de ne pas être en concurrence ?

Mais quel rapport entre la non-​​rivalité de l’information et la non-​​concurrence entre ceux qui la pro­duisent ? Per­sonne n’a jamais confondu les deux (à part un pro­vi­dentiel livre de 2009 qui décou­vrirait une vieille lune et un « mode de pro­duction non com­pé­titif »), et même ceux qui théo­ri­saient la non-​​rivalité de l’information la liaient à la concur­rence des entre­prises qui la pro­duisent pour jus­tifier les inves­tis­sement capi­ta­lis­tiques des startups. L’idée (même fausse) étant qu’il fallait investir mas­si­vement, à perte pour une longue période, pour déve­lopper les mono­poles qui, ensuite, ven­draient ce produit dont la vente peut être répétée à l’infini (puisqu’on peut vendre exac­tement le même produit déma­té­rialisé plu­sieurs fois, alors qu’on ne peut vendre un disque phy­sique qu’à un seul client — il faut fabriquer un second disque phy­sique pour un second client).

De fait, la confusion entre la non-​​rivalité d’un bien et la non-​​concurrence des pro­duc­teurs n’a jamais existé, bien au contraire. C’est la concur­rence même des pro­duc­teurs d’un bien non-​​rival qui a jus­tifié les inves­tis­se­ments capi­ta­lis­tiques sur le Web depuis dix ans. C’est un « mythe » inexistant qui est ici dénoncé.

La question sui­vante entend dénoncer « l’exploitation para­si­taire de l’économie imma­té­rielle par l’économie maté­rielle ». Rien de nouveau, mais on note :

Prenons les réseaux peer to peer. Ils sabotent les revenus de l’industrie du disque mais, en même temps, ils établissent un nouveau com­merce, celui des lec­teurs mp3 et iPods.

Cette dénonciation des réseaux peer to peer revient dans le point suivant :

Un exemple basique : le numé­rique a changé le monde de la musique d’une manière néo­féodale. Les réseaux peer to peer ont affecté à la fois les grands noms de l’industrie musicale et l’underground. Le numé­rique a rendu la scène musicale plus com­pé­titive et pola­risée, seuls quelques noms peuvent sur­vivre dans un marché où les disques ne se vendent plus.

Si, évidemment, le progrès tech­nique influe sur l’économie de la musique, l’idée que ce sont les réseaux peer to peer qui « sabotent les revenus de l’industrie du disque » et pro­voquent son passage dans une structure « néo­féodale » est grotesque.

Seuls les tenants les plus obtus de Hadopi pensent cela et peinent à le démontrer. On a le droit de penser que la structure de l’industrie du disque était « féodale » bien avant l’arrivée du numé­rique (et que l’arrivée du numé­rique pourrait être une alter­native à la dépen­dance absolue des artistes face aux indus­triels), et que le numé­rique aug­mente la consom­mation mar­chande des biens culturels tout en ren­forçant la concur­rence entre ces biens (les dépenses consa­crées aux biens culturels aug­mentent lar­gement, mais le disque est concur­rencé par les autres dépenses dans les moyens de com­mu­ni­cation, les jeux vidéo, les abon­ne­ments à la télé­vision, les DVD, etc.).

Puis de dénoncer la gentrification des « villes créatives » :

Prenez les « villes créa­tives » et observez le pro­cessus de gen­tri­fi­cation. Le grand vain­queur de ce capital sym­bo­lique col­lectif produit par les mul­ti­tudes de créatifs branchés est le marché de l’immobilier.

Ou comment inverser tota­lement les causes et les effets (et on se demande quel est le rapport avec le déve­lop­pement de l’internet). La gen­tri­fi­cation des espaces urbains est ana­lysée, par exemple, dans cette étude. Certes, les acteurs peuvent (som­mai­rement) être qua­lifiés de « créatifs branchés » :

La gen­tri­fi­cation pari­sienne est donc prin­ci­pa­lement menée par des acteurs privés à travers la réha­bi­li­tation de l’habitat popu­laire (Clerval, 2008b). Ce sont notamment des artistes et des archi­tectes à la recherche de locaux pro­fes­sionnels qui inves­tissent les anciens espaces arti­sanaux et indus­triels de l’Est parisien dès la fin des années 1970, parfois dans le sillage du mou­vement des squats de cette décennie (Vivant et Charmes, 2008). Mais plus lar­gement, à la même époque, des ménages des classes moyennes – parmi les­quels les pro­fes­sions cultu­relles sont sur-​​représentées – acquièrent des loge­ments dans un quartier popu­laire et les réha­bi­litent (Bidou, 1984)

Mais les causes ne sont pas les « créatifs branchés » eux-​​mêmes, mais des fac­teurs struc­turels de l’emploi et du logement :

Comme ailleurs, la gen­tri­fi­cation des quar­tiers popu­laires pari­siens s’explique par plu­sieurs fac­teurs struc­turels dans le domaine de l’emploi ou du logement. Le plus évident est la baisse continue du nombre d’emplois d’ouvriers en Île-​​de-​​France et à Paris depuis les années 1960. Elle s’accompagne de la baisse du nombre d’emplois peu qua­lifiés du ter­tiaire (employés) à Paris depuis les années 1980, tandis que les emplois de cadres et de pro­fes­sions intel­lec­tuelles supé­rieures (CPIS) aug­mentent consi­dé­ra­blement dans la même période (Rhein, 2007 ; Clerval, 2008b). Cette trans­for­mation de la structure des emplois en Île-​​de-​​France s’explique elle-​​même par la recom­po­sition de la division inter­na­tionale du travail, accé­lérée par les poli­tiques macro-​​économiques néo-​​libérales depuis les années 1980 : la déré­gle­men­tation et l’intégration inter­na­tionale de l’économie favo­risent la mise en concur­rence de la main-d’œuvre ouvrière à l’échelle mon­diale et faci­litent la glo­ba­li­sation de la pro­duction indus­trielle, tandis que la métro­po­li­sation qui en découle entraîne la concen­tration des emplois qua­lifiés en Île-​​de-​​France. Cependant, la trans­for­mation de la structure des emplois ne suffit pas à expliquer la sélection sociale crois­sante à l’œuvre dans l’espace rési­dentiel de Paris intra-​​muros (Clerval, 2008b). Les struc­tures du logement et du marché immo­bilier y accen­tuent les dyna­miques opposées des CPIS et des caté­gories popu­laires (ouvriers et employés). L’habitat popu­laire ancien se dégrade sous l’effet des stra­tégies de ren­ta­bi­li­sation à court terme des bailleurs ou de leur volonté de se des­saisir de leurs biens (en par­ti­culier des immeubles entiers). Les poli­tiques de construction massive de loge­ments sociaux en ban­lieue dans les années 1960-​​1970 ont entraîné un départ important des classes popu­laires pari­siennes en péri­phérie et un effet de vacance dans les quar­tiers popu­laires. Ceux-​​ci sont en partie investis par des popu­la­tions plus pré­caires, souvent immi­grées, ou au contraire par des ménages gen­tri­fieurs. Vacance par­tielle et dégra­dation de l’habitat créent un dif­fé­rentiel de ren­ta­bilité fon­cière (Smith, 1982) dans ces quar­tiers proches du centre : après leur inves­tis­sement par les pre­miers gen­tri­fieurs et l’apparition de com­merces à la mode (Van Crie­ckingen et Fleury, 2006), de nom­breux quar­tiers deviennent poten­tiel­lement lucratifs pour les investisseurs.

La gen­tri­fi­cation n’est en aucune façon causée par les « créatifs branchés ». Ils en sont pour une part les acteurs visibles. Mais les causes réelles sont étran­gères à ces acteurs. Écrire : « Le grand vain­queur de ce capital sym­bo­lique col­lectif produit par les mul­ti­tudes de créatifs branchés est le marché de l’immobilier. » est une inversion de la réalité. Elle est bâtie, en gros, sur la même idée qui permet de pré­tendre que les liber­taires sont la cause du néo­li­bé­ra­lisme capi­ta­liste sur le Web.

slave

Photo gordon (TK8316) sur Flickr

Mais la fin de l’interview permet de com­prendre pourquoi le théo­ricien séduit les journalistes :

On parle souvent de la crise de la classe ouvrière comme d’une entité poli­tique. Mais ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux est une crise de la classe moyenne cog­nitive. Il y a un mot inté­ressant dans la théorie cri­tique fran­çaise, qui examine le capi­ta­lisme cog­nitif : « déclas­sement » – quand une classe sociale est rabaissée, perdant prestige social et écono­mique. En cette décennie du Net, nous faisons l’expérience d’un déclas­sement massif des tra­vailleurs cog­nitifs devenus des tra­vailleurs pré­caires. Le néo­féo­da­lisme est aussi cette dépos­session des acteurs intermédiaires.

Ah, le monopole Google et la « décennie du net », moteurs du déclas­sement des « tra­vailleurs cog­nitifs ». Au premier rang des­quels, on s’en doute, les journalistes.

Mais la trans­for­mation des jour­na­listes en « intellos pré­caires » n’a pas attendu « la décennie du Net ». Là encore, on confond acteurs et causes.

D’abord, il est évident qu’après avoir laminé les classes popu­laires (fin des années 70, début des années 80), le néo­li­bé­ra­lisme s’attaquerait à la classe du dessus.

Le déclas­sement des diplômés est un phé­nomène qui n’a rien à voir avec le Net. Lire par exemple cet article de Sciences humaines.

Au début des années 2000, selon l’étude de Lau­rence Lizé, cher­cheuse à l’université Paris-​​I, environ un tiers des jeunes subissent une situation de déclas­sement. La plus forte crois­sance du phé­nomène se situe entre 1986 et 1995 et a par­ti­cu­liè­rement touché les titu­laires d’un bac et d’un bac +2. La période de tas­sement de l’emploi entre 2001 et 2004 a quant à elle atteint plus sévè­rement les plus diplômés : le pour­centage de diplômés du 3e cycle à devenir cadre est alors tombé de 85 % à 70 %.

Ce déclas­sement, en forte crois­sance entre 1986 et 1995 (faire moins bien que mes parents, à même niveau d’étude), d’ailleurs, j’en témoi­gnais ici même en 1996.

Quant à la trans­for­mation de la presse et la pré­ca­ri­sation des jour­na­listes, là non plus on n’a pas attendu « la décennie du Net » pour mettre en place les poli­tiques néo­li­bé­rales qui ont pro­fon­dément changé la situation : la libé­ra­li­sation de la télé­vision et de la radio, c’est dans les années 1980, avec les modèles Bouygues et Ber­lusconi ; la mutation du quo­tidien Le Monde est bien entamée dans les années 90 ; la trans­for­mation de la presse en « groupes mul­ti­médias » à base d’investissements capi­ta­lis­tiques massifs se fait en même temps que la pre­mière bulle internet. Et on pourra lire de nom­breux billets de Narvic pour se remé­morer les choix stra­té­giques aber­rants des entre­prises de presse sur le Web, qui n’ont pas grand chose à voir avec une nature intrin­sèque de l’internet.

Revenons sur la question des « creative commons » et de la « culture libre », qui n’est pas réel­lement traitée dans l’interview, mais semble cen­trale dans son livre. Il y a à nouveau une confusion : les entre­prises du « Web 2.0 » (pour sim­plifier) dont l’activité est fondée sur l’exploitation mar­chande de contenus générés par les usagers n’ont jamais mis les « creative commons » en avant. Au contraire, toutes ont com­mencé par entre­tenir un flou vaguement artis­tique sur la pro­priété des contenus. Ça n’est que sous la pression des usagers que sont apparus les exposés clairs des licences uti­lisées ; une large partie des entre­prises a alors explicité que, tout sim­plement, le contenu devenait la pro­priété du service mar­chand ; et une minorité a mis en avant la pos­si­bilité de passer ses créa­tions sous Creative Commons (par exemple Flickr). Dans ce cas (l’usager définit la licence de ses propres apports), les Creative Commons sont arrivées comme un moyen de for­ma­liser une situation de fait en redonnant, a pos­te­riori, un certain contrôle par l’usager.

Avant cela, la situation emblé­ma­tique a été IMDB ; cette énorme base de données ali­mentée par les usagers a été vendue à Amazon en 1998 : les mil­liers d’usagers qui avaient fabriqué cette res­source docu­men­taire phé­no­ménale se sont sentis exploités lors de cette revente au profit des seuls créa­teurs « tech­niques » du service. Et sans la conscience apportée par la suite par les mou­ve­ments du libre et des Creative Commons au néces­saire contrôle des usagers sur les licences des sites contri­butifs, ils n’avaient aucune arme, ni juri­dique ni même concep­tuelle, pour répondre à une telle situation.

Ça n’est donc pas la « free culture » qui a fabriqué ni permis l’exploitation com­mer­ciale du travail col­lectif. C’est au contraire elle qui tente de fournir des armes intel­lec­tuelles et juri­diques aux contri­bu­teurs de ce travail col­lectif. Sans la « free culture », la question ne se poserait pas, et le transfert sys­té­ma­tique des droits vers les entre­prises serait aujourd’hui le seul modèle existant.

Un extrait d’un autre texte de Pas­qui­nelli aborde le sujet de la « culture libre », « Imma­terial Civil War » :

An example of the com­pe­tition advantage in the digital domain is the Wired CD included with the November 2004 issue under the Creative Commons licences. Music tracks were donated by Beastie Boys, David Byrne, Gil­berto Gil, etc. for free copying, sharing and sam­pling (see : http://www.creativecommons.org/wired). The neo­li­beral agenda of Wired magazine pro­vides the clear coor­di­nates for unders­tanding that ope­ration. Indeed, there are more examples of musi­cians and brain workers that asso­ciate their activity with copyleft, Creative Commons or file sharing on P2P net­works. We only heard about the first runners, as it is no longer a novelty for those who came second. Anyway, there never is a total adhe­rence to the Creative Commons crusade, it is always a hybrid strategy : I release part of my work as open and free to gain visi­bility and cre­di­bility, but not the whole work. Another strategy is that you can copy and dis­tribute all this content, but not now, only in four months. And there are also people com­plaining about Creative Commons and Free Software being hijacked by cor­po­ra­tions and majors – the point is that the world out there is full of bad music which is free to copy and dis­tribute. No scandal, we have always sus­pected it was a race.

Parce que des néo­li­béraux uti­lisent l’argument libre, parce que des artistes de renommée mon­diale (signés et liés contrac­tuel­lement à leur major) dif­fusent une partie des mor­ceaux à titre publi­ci­taire sous cet emballage, en confondant Copyleft, Creative Commons, logi­ciels libres et réseaux P2P, en occultant la qualité et la richesse des pro­duc­tions « libres » par ailleurs, en oubliant que dans une société capi­ta­liste aucun individu ne peut faire l’impasse sur les impé­ratifs écono­miques qui pèsent quo­ti­dien­nement sur lui, il est aisé de conclure que la phi­lo­sophie du libre n’est qu’une course de rats.

Quant à l’aggravation de la cession des droits d’auteurs des jour­na­listes sur l’internet, elle n’est pas non plus due aux mili­tants du libre, mais aux lobbies de patrons de presse relayés par le légis­lateur : « Hadopi contre le droit d’auteur des jour­na­listes : c’est confirmé ». Dif­ficile de trouver ici un rapport avec la phi­lo­sophie des Creative Commons.

Évidemment, après la dénon­ciation des pseudos-​​tabous de l’internet, on peut se per­mettre de pré­tendre être le premier à réfléchir :

Nous devrions réel­lement com­mencer à dis­cuter la pro­duction, l’extraction et l’accumulation de valeurs écono­miques réelles réa­lisées à partir des réseaux plutôt que de nous com­plaire dans un idéa­lisme bon marché.

Tiens, je me demande bien qui, avant Matteo Pasquinelli, aurait bien pu « com­mencer à dis­cuter la pro­duction, l’extraction et l’accumulation de valeurs écono­miques réelles » dans une société en per­pé­tuelle mutation ?

La bour­geoisie ne peut exister sans révo­lu­tionner constamment les ins­tru­ments de pro­duction, ce qui veut dire les rap­ports de pro­duction, c’est-à-dire l’ensemble des rap­ports sociaux. […] Ce bou­le­ver­sement continuel de la pro­duction, ce constant ébran­lement de tout le système social, cette agi­tation et cette insé­curité per­pé­tuelles dis­tinguent l’époque bour­geoise de toutes les pré­cé­dentes. Tous les rap­ports sociaux, figés et cou­verts de rouille, avec leur cortège de concep­tions et d’idées antiques et véné­rables, se dis­solvent ; ceux qui les rem­placent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et per­ma­nence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs condi­tions d’existence et leurs rap­ports réci­proques avec des yeux désabusés.

Article initialement publié sur Le Scarabée

]]>
http://owni.fr/2010/03/11/internet-source-de-lexploitation-capitaliste/feed/ 3
La guerre du travail http://owni.fr/2009/12/17/la-guerre-du-travail/ http://owni.fr/2009/12/17/la-guerre-du-travail/#comments Thu, 17 Dec 2009 08:19:02 +0000 Seb Musset http://owni.fr/?p=6270 Travail” et “chômage“, c’est comme progrès” et “UMP: Des marques déposées et censées ne pas aller l’une sans l’autre.

D’où une montée de l’angoisse populaire alors que les chiffres du chômage (et de l’emploi précaire son corollaire) explosent et que le gouvernement prit en flagrant délit de ratage de progrès en minimise la portée derrière des catégories cache-misère.
travail

Challenges
, magazine de droite néo-conne catapultant le Fig Mag au rayon livre d’images pour gauchistes, publie dans un récent numéro un article titré“le grand soir attendra” et reproduisant un extrait de la note conjoncture de l’association de DRH Entreprise et personnel (en collaboration avec l’institut Supérieur du Travail) qui infirme celle alarmiste de 2008 :
“ L’insurrection sociale promise par certains à fait pschiit.” (sic)

Le rapport se félicite de la collaboration active des organisations syndicales dans la gestion de la crise en 2009. A l’instar du gouvernement, le rapport est confiant : Il n’y aura pas de grands mouvements sociaux à redouter en 2010 tant que les français seront inquiets pour leur emploi.

La pulsion de révolte du travailleur moderne est donc liée à son sentiment de sécurité. Logique libérale : Plus la victime est brimée, abusée, déprimée, moins elle se révolte.

L’espace de deux générations, le travailleur français, ce héros social qui avait tant obtenu au fil des luttes, s’est métamorphosé en salarié anonyme, isolé, stressé et suicidaire, collaborateur de bourreau par peur de perdre un petit confort générique à obsolescence accélérée, réduit à vénérer surfacebook son frère d’armes qui, lui, a eu l’audace de braquer le fourgon de son employeur.

Un bref retour en arrière s’impose pour comprendre les mécanismes qui sous-tendent ce renversement des valeurs au profit des exploiteurs.

* * *
Il y quarante ans dans une galaxie lointaine avec une croissance très, très éloignée de la nôtre.
ouvriers

Depuis 1936, dans le prolongement de la seconde guerre, la condition du travailleur n’a de cesse de s’améliorer. Retraite, congés payés, remboursement des soins, salaire minimum : question travail, l’avenir lui apparait si ce n’est radieux au moins sécurisé.

Le mot chômage est alors quasi inconnu : il touche une frange marginale de la société surnommée “ceux qui le veulent bien“. Retenez bien cette vision des choses par la classe dominante relayée par la classe moyenne qui émerge à cette époque : elle va vous (des)servir pour la suite.

1967. C’est dans un esprit d’optimisation des ressources humaines que le secrétaire d’état aux affaires sociales chargé de l’emploi, un certain Jacques Chirac, crée l’Agence Nationale pour l’Emploi.

La France compte alors 400.000 chômeurs soit 2% de la population active.

1973. Premier choc pétrolier. Les travailleurs ne le savent pas encore mais c’est la fin des belles années.

1975. Le chômage dépasse la barre des 3% de la population active française. Il est toujours caché sous le tapis d’une reprise constamment repoussée (ça aussi notez, on va s’en resservir). Croissance molle, forte inflation : Pour pallier aux conséquences sociales d’une crise marketéecomme exotique (“En France, on a pas de pétrole mais on a des idées“), l’ANPE publie enfin des offres d’emploi dans ses agences. (notez qu’il aura fallu huit ans, ce qui en dit long sur la volonté de voir les problèmes en face.)

1976. Le capitalisme entame son changement de régime. Alors que la classe moyenne de cadres et d’employés (en résumé : les enfants du baby-boom), ayant bénéficié de la dynamique des deux décennies précédentes dans des proportions jusque là inédites, s’en soucie peu, la notion de chômage s’insinue chez ceux qui ont raté le train : les plus jeunes.

1979-1980 : En Angleterre puis aux États-Unis, alors en plein marasme économique, avec les élections de Thatcher et Ronald Reagan, l’impulsion néolibérale de sortie de crise, façon Chicago Boys est initiée. Les deux leaders sont résolus à péter les cloisons de l’architecture sociale selon les schémas d’agrandissement du capital. Concrètement : Les heures de la politique de relance par l’investissement public au bénéfice du citoyen sont comptées et celles du travailleur le seront de moins en moins.

Dans ces pays les politiques publiques privilégieront les entreprises. Depuis les étages supérieurs de la société en direction des maillons intermédiaires et faibles, l’idée se propage qu’en favorisant les riches, on enrichit ceux d’en dessous (là aussi notez cette vérité et commencez à vous enduire de vaseline).

En Angleterre, la dame de fer mate violement les syndicats, favorise la dérégulation salariale et endort la classe ouvrière en lui permettant d’accéder à la propriété (à crédit) de ses anciens logements sociaux. Règle d’or de l’arnaque : Faire croire aux pauvres qu’ils seront riches un jour, ça marche toujours.[1]

Retour en France.

1980 : Déjà six ans de droite et le chômage français a doublé pour dépasser le million et atteindre les 5 % de la population active.

Explosion de l’intérim, du chômage longue durée, des laissés pour compte : C’est le début du grand décalage entre le politique et une catégorie de travailleurs inadaptés qui ont perdu leur emploi, c’est ballot. Le haut et le bas de l’échelle se retrouvent dans une gêne commune par rapport à ce curieux contrat social qui s’éternise : Le chômage est considéré par la classe supérieure comme une indigence, il est vécu par ceux qui l’expérimentent comme une maladie honteuse.

unemployment

La génération favorisée malgré elle des enfants du baby-boom appelons-làgénération Johnny, s’est constituée un matelas de sécurité via un accès rapide à prix raisonnable à la propriété. Elle voit mécaniquement sa situation renforcée. Pour les plus jeunes, faire une carrière comme papa, avec entreprise unique et un salaire en hausse constante, devient une gageure.

1981. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, ce nouvel ordre mondialfavorisant le capital est inversé avec détermination. Le travailleur retrouve des couleurs : Cinquième semaine de congés payés, revalorisation du smic et augmentation des prestations sociales, semaine de 39 heures et retraite à 60 ans.

Les déficits publics se creusent, le dollar monte : ce coup-ci La France est victime de la reprise des autres et de la concurrence d’une économie se mondialisant. Le chômage dépasse les 7% en 1982. La guigne.

Deux ans de ce régime viennent à bout des illusions. C’est le tournant de la rigueur. La gauche va montrer qu’elle sait faire aussi bien que ses copains de classe de l’ENA, c’est à dire une politique de droite.

A partir de 1983, misant sur une europe forte dont l’unification se précise, la France revient dans la dream-team idéologique des pays dominants. Le démantèlement de pans complets de l’industrie s’accompagne d’une violente augmentation du chômage (800.000 nouveaux chômeurs en 1984). C’est le boom de la sous-traitance. L’ouvrier est une espèce condamnée. Ça sent le pâté pour les autres salariés dont les salaires n’augmentent plus aussi vite que dix ans plus tôt, quand ils ne sont pas gelés.

Commence un processus d’à peine dix ans au terme duquel l’état aura rendu les clefs de sa gouvernance aux groupes, aux multinationales, bref au marché.

A partir des années 80, le travail qui tombait bien juteux de l’arbre de la croissance devient une obsession populaire. Le chômage entre en compte dans la gestion du travailleur. Il devient un moyen de pression, une menace distillée chez les plus fragiles (ouvriers peu qualifiés, vieux et jeunes salariés) permettant aux entreprises d’infléchir les conditions d’exploitation à leur avantage.

Pour ceux entrants alors dans la vie active, se généralisent de nouveaux rites d’humiliation et de formatage qu’ils ne remettront pas en question : Passage obligé du CV, apparition de l’ahurissante lettre de motivation et multiples entretiens débouchant 99 fois sur 100 sur du on vous rappellera.

Parallèlement à la terreur du chômage, se développe cette curieuse idée que le travail ça se mérite alors que, théoriquement, le travail ça se paye.

Les candidats à un poste patientent par paquets de 1000 devant la porte du patron. Vont-ils travailler ? Trouver une signification ? Pouvoir payer le loyer ? Sont-ils des hommes ? Autant de métaphysiques interrogations qu’ils estiment réglées par un emploi salarié. La nature du salariat évolue également ces années là, s’orientant massivement vers les services et les emplois dépersonnalisés sans signification claire. On ne désire pas tant un travail que trouver un job, n’importe lequel (cette résignation des ambitions a son importance).

Une partie des salariés de la génération Johnny, entrée sur le marché de l’activité entre 1960 et 75, passe entre les gouttes de la conjoncture et c’est à peine si elle perçoit les bouleversements en cours. Elle n’en subira, éventuellement, les premières conséquences que 10 ans à 20 ans plus tard. Pour le moment, elle se laisse même séduire par ces icônes de la gagne[2] qui envahissent alors le petit écran.

Dans l’ombre, sur les cendres des faillites et des restructurations d’entreprises, des empires financiers se constituent en quelques années, là où il y a encore peu cela aurait pris trois générations. Personne ne bronche, pas les médias, encore moins les politiques.

1985. Le chômage atteint les 9%. Coluche crée les Restos du Cœurs. L’opération coup de pouce est prévue pour durer un hiver. Ce sera la première initiative d’une longue série de divertissements caritatifs permettant à l’état de se dégager de ce qui devrait 1 / être sa mission 2 / le couvrir de honte, 3 / révolter le peuple. Là non plus. Rien ne sera remis en cause. La chanson enregistrée pour l’occasion sera numéro un au Top 15 pendant des semaines.

Sur fond de crise sociale continue, le patronat introduit dans le débat le principe de flexibilité comme solution imparable pour remédier au chômage. Les syndicats et la parti communiste ont encore de beaux restes, ce progrès ne passe pas sur le terrain. Malgré la débandade post-30 glorieuses, La France reste attachée à ses acquis sociaux.

En revanche, le principe fait triquer l’électorat favorisé.

Mars 1986 : La droite gagne les élections législatives. Cohabitation, l’initiateur de l’ANPE devient premier ministre. Assouplissement des horaires, fin des autorisations administratives de licenciement, démembrement du statut salarial : Priorité à la compétitivité des entreprises au détriment du travailleur. L’état finance des emplois lance-pierre à durée limitée, à temps partiel, à droits réduits (TUC, CES et autres carambouilles). Ces aides sociales empêchent dans un premier temps le salarié de plonger dans la misère mais renforcent de l’intérieur le dumping social.

Durant la cohabitation, malgré les mesures prises par la droite, le chômage reste à 9%.

1988, Retour aux pleins pouvoirs de François Mitterrand. L’air du temps est à la célébration de la République, des grandes causes, de l’Europe en marche et de la chute d’un communisme définitivement ringardisé par KO technique. Le capitalisme devient l’unique idéologie. Reste à savoir ce que l’on met dedans. En quinze ans, le capitalisme a changé de nature : il est pour une large partie devenu actionnarial. Il ne s’agit plus tant de produire que de dégager toujours plus de marge.

L’actionnaire qui se risquait à contribuer à l’édification de l’entreprise, et en deuxième temps touchait des dividendes, exige désormais une garantie de revenus que l’entreprise ne pourra lui verser qu’en augmentant la productivité, c’est à dire en pressant le salarié tant qu’il est rentable et s’en débarrassant lorsque qu’il le considère comme du poids mort. La machine infernale fonctionne au paradoxe : Les salariés boursicoteurs, via fonds de pension, fonds mutualisés et assurances vie, sont virtuellement les acteurs de l’atomisation progressive de leurs conditions sociales et les fossoyeurs de celles de leurs enfants.

Jusqu’au plus bas de l’échelle, le chacun pour soi se renforce ces années là. L’idéologie patronale est partagée par de plus en plus de salariés : Ils sont une entrave à la bonne conduite du progrès, ils ne font jamais assez bien et, surtout, ils coûtent trop chers. D’autant, qu’à l’autre bout du monde, une main d’œuvre meilleur marché prend la relève. (celle là vous n’avez pas fini d’en entendre parler).

Menaces du chômage de masse et de la délocalisation brandies par le patronat : Économiquement, le salarié a perdu la partie, idéologiquement c’est le maillon faible, psychologiquement, tiraillé entre cette réalité dont il perçoit plus ou moins l’impasse et les discours à base derêve et de gagne servis en cœur par le patronat et des politiques qui ont respectivement besoin de soldats et d’électeurs, il poursuit une décente aux enfers frisant avec la schizophrénie.

stop

Le service public, tradition et spécificité française, n’est pas encore absorbé par cette force dépressionnaire. La jalousie commence à poindre chez les salariés du privé se sentant lésés et en péril (ce ressentiment n’aura de cesse d’être exploité par les partisans de la réforme). Chez les plus jeunes, on veut désormais devenir fonctionnaire, rare secteur garantissant un emploi pérenne et une rémunération stable.

1992, deuxième cohabitation. Edouard Balladur accroît la flexibilité,l’annualisation du temps de travail et généralise le temps partiel. Des mesures censées aider les petites entreprises et profiter aux salariés mais bénéficiant d’abord aux grandes enseignes et que les employés en bas de l’échelle subissent. Pour eux : C’est le début des emplois du temps pourris et des abus de la part d’un patronat décontracté. La pénibilité du travail fait son retour en toute discrétion médiatique. Balladur rallonge la durée de cotisations et diminue les pensions de retraite. Il tente le CIP (permettant, dans un monde idéal de droite, de payer les jeunes en dessous du SMIC) mais les étudiants font plier le gouvernement (vous noterez qu’ils ne sont pas salariés, détail important).

La philosophie du moment des “anciens” vis à vis de leurs enfants restemieux vaut un job de merde que pas de boulot suivi du sempiternel faut faire ses preuves auxquels ils croient dur comme fer mais que le nouveau rapport de force ne corrobore pas. Le chômage explose les 10%.

Durant les dernieres années du deuxième septennat de Mitterrand, l’écart s’accentue : une partie de la France du travail a entamé sa grande bascule vers la pauvreté ou / et l’esclavagisme tandis que l’autre vit dans un monde relativement préservé. A la grande surprise des journalistes de l’époque (aussi à la pointe qu’aujourd’hui rapport que ce sont les mêmes), Jacques Chirac axe sa campagne présidentielle sur le thème de la fracture sociale. Il est élu.

1995. Persuadé que la partie est définitivement jouée pour le capital, l’homme à la pomme fait immédiatement l’inverse de ce qu’il avait annoncé. Le plan Juppé prévoyant d’aligner le temps de cotisations des fonctionnaires et les régimes spéciaux selon les critères du privé entraîneune forte mobilisation des fonctionnaires, dernier bastion salarial possédant encore un sentiment d’identité, un fort taux de syndicalisation et une solidarité interprofessionnelle.

Bien que victorieux ce mouvement massif aura une conséquence fâcheuse : l’exacerbation du divorce entre salariés du privé et du public, etl’impression chez chacun d’entre eux qu’il ne faut plus trop espérer grand chose de l’état pour les retraites.

Les esprits se privatisent. Les salariés épousent massivement les argumentaires patronaux. Se substituant à l’augmentation normale des rémunérations, la logique de la prime fait son nid dans les entreprises. Apparaissent des méthodes de management plus musclées (impératifs de vente, objectifs, indice de rentabilité, taux de transformations). Les salariés chanceux se mettent également à penser revenus complémentaires : investissement dans la pierre, assurances vie, investissement en bourse. Le ver de la spéculation est dans le fuit du salarié.

Tandis que la génération Johnny s’enrichit encore plus grâce à la montée de l’immobilier, en silence la partie basse de la classe moyenne (victime de cette montée des prix) se précarise méchamment. Les enseignes discount(mal vues par l’opinion au début des années 90) s’installent dans les régions les plus décimées, loin de l’attention des médias (à l’époque c’est mal vu d’économiser).

En 1997, 50% des chômeurs ne touchent que 600 euros.

Les jeunes, les plus touchés, se cramponnent encore aux grilles d’analyses et aux codes d’évolution de leurs parents. Grâce à une législation ad hoc, ce désir du jeune 3615 kinenveu permet aux entreprises de rester compétitives. Le stagiaire volontaire à salaire de misère,exonéré de charges et tout frais payés par papa, fait le bonheur des petites et des grandes compagnies. Beaucoup lui doivent leur survie. Il faudra attendre une dizaine d’années pour que ce statut soit médiatiquement considéré pour ce qu’il est : De l’exploitation pure et simple de crédules (là aussi notez, le principe va devenir redondant.)

factorywork

Durant cette décennie du glissement libéral est plus que jamais véhiculée l’idée que seul le travail salarié permet l’épanouissement (consumériste cela va de soit).

1997 : Re-cohabitation avec la gauche. Lionel Jospin fait le pari des 35 heures concédant un peu sur la flexibilité et allégeant les charges.

Le salarié reprend l’avantage. Il va travailler moins et gagner plus. La réforme qui aurait fait hurler de joie 20 ans plus tôt n’est pas vécue comme une avancée, en tous les cas n’est pas marketée en tant que telle, ce qui en dit long sur le niveau d’asservissement libéral des esprits.

Le patronat est furibard et réplique en radicalisant ses positions via une nouvelle formation : Le Medef. On passe des patrons de la vieille époqueaux tueurs de la gestion décomplexée du bétail salarié. La philosophie est simple : Il faut bosser tous les jours, les salariés sont des feignants, les chômeurs des parasites. Elle deviendra le mantra de l’opposition.

2000 : Pour la première fois depuis 15 ans le chômage baisse de 10 à 8%. Les grosses entreprises s’arrangent à la perfection des 35 heures que les salariés les mieux payés plébiscitent. Elles auront pourtant un effet pervers : Contribuer à augmenter la pression sur les salariés pour ne pas perdre en compétitivité.


Dans ces années, à la peur commune de ne pas ou ne plus avoir un travail, s’ajoute pour beaucoup le stress d’en avoir un.
Le salarié courbe l’échine. En deux décennies, le travail est passé d’un droit à une religion puis à un Graal pour devenir une peine. Individualisation et consentement au sacrifice au nom de la consommation et de l’endettement : pas étonnant dans ces conditions que le syndicalisme aux directions proche de la baronnie ne passionne pas les foules cathodiques.

La bulle internet craque. C’est le premier gros dérapage du capitalisme financier ne connaissant désormais qu’un impératif : dégager du +15% à l’année. Des sommes monstrueuses sont investis dans des secteurs avec peu d’employés tandis que des entreprises bénéficiaires licencient. Malgré les beaux discours du Medef, en haut (spéculateurs) comme en bas (apparition des travailleurs pauvres) de la pyramide des revenus, l’argent ne semble plus en rapport direct avec l’activité du salarié.

La gauche s’endort sur ses lauriers et déserte le social. Hausse des loyers en partie due à la spéculation des CSP+, chômage des jeunes en pointe, généralisation des emplois précaires et sous-emploi des diplômés : La baisse du niveau de vie d’une génération à l’autre s’accélère ces années là (mais chut, il ne faut pas en parler nous sommes dans un riche et grand pays. La pauvreté n’est pas possible pour nos enfants.)

La génération johnny commence à partir à la retraite au moment où les déficits publics explosent. La vieille génération, idéologiquement et numériquement en position de force, n’a aucune raison de descendre de cette vague positive sur laquelle elle surfe depuis 30 ans. Comme elle dispose déjà d’une bonne partie du pognon, qu’elle vote massivement (alors que les jeunes pas) , sa voix compte double. Sont crées pour elle de nouveaux emplois d’assistance. Hors du travail, la génération des ainés va de plus en plus fortement peser sur la condition salariale des cadets. Ce qui commence à provoquer des tensions, les jeunes étant bien plus savants et diplômés que leurs parents. Logique : Étudier et rêver d’un bon poste grâce à leurs diplômes, ils n’ont que ça à faire depuis des années.

De 2001 à 2002, une succession de chocs (11 septembre, passage à l’euro, réélection rocambolesque de Chiracbastonne l’opinion. Les prix augmentent pour tout le monde sauf chez les politiques, dans les médias et auprès des analystes financiers qui continuent à promouvoir de l’union européenne aveugle comme dernier renfort à la mondialisation. Tout ce qui ne détruit pas rend plus fort. La crise post-11 septembre acère les ambitions.

La droite (donc Le Medef) est de retour aux commandes : Retour sur les 35 heures, augmentation des heures supplémentaires et diminution de leur rémunération, tentative encore ratée d’instaurer un sous-salariat pour les jeunes. Apparition de la notion en trompe l’œil du travailler plus pour gagner plus. « Il faut s’adapter » est la phrase clef des dominants. Le CDI, ce mode d’exploitation rêvé des salariés, est le modèle cauchemardesque, à annihiler en priorité pour les entreprises.

2004. Le chômage baisse aux alentours de 8% (ce qui tient a des raisons démographiques et au fait que l’on commence à dissimuler les vrais chiffres via une catégorisation restrictive). Les salaires ne décollent pas pour autant.

Les magasins discount se multiplient au grand jour d’internet aux centres villes (faute de tunes, c’est devenu idéologiquement coolde dépenser moins). La baisse des produits high-tech permet de tromper les chiffres de la consommation et la carotte de l’enrichissement via l’acquisition par le crédit immobilier permet de faire passer la grosse et amère pilule de l’appauvrissement et de la pénibilité croissante des conditions de travail (là aussi, constatons l’extension de la logique du capital jusqu’aux strates les plus fragiles de la société). La chasse aux petits prix devient un sport national. Le commerce en ligne (à effectifs réduits à presque zéro donc moins cher) et l’automatisation de certains postes se généralisent (avec effet boomerang désastreux sur les emplois.)

Le salarié fait encore peu la connexion entre la politique gouvernementale, ses modes de consommation et ses conditions de travail. Il ne pense plus qu’en terme de pognon. Le salarié est d’abord un consommateur et la conquête des droits du second prévalent sur la défense de ceux du premier.

lostsupermaket


En 2006, le pouvoir d’achat devient son obsession.

C’est par cet axe financier et une question sans réponse (du pouvoir d’achat personne n’en a jamais assez) que les neo-cons auxquels La France résistait tant bien que mal depuis un quart de siècles’emparent démocratiquement du pouvoir, via cet homme qu’on nomme monarque, afin d’entamer la dernière étape de leur libération de classe : La liquidation de l’état providence.

Les médias, le monde de l’entreprise et toutes les assemblées à ses pieds,le monarque dispose d’une fenêtre de tir exceptionnelle. Il a les coudées franches pour fondre le pays dans une pure logique d’entreprise.

Via un cocktail de mesures incitatives, législatives sous un martèlement idéologique continu, les droits du salarié doivent être dissous tandis que les avantages des rentiers et des entreprises eux s’accumuleront sans justificatifs de retour.

Pensant à raison la résistance du salarié quasi nulle après vingt ans de liquéfaction de sa capacité analytique par brossage bancaire dans le sens du poil de son désir d’embourgeoisement, société du spectacle (et du contre-feu) en 24/24, le tout couplé à une terreur continue du chômage allant des jeunes jusqu’aux quinquas (se retrouvant au passage en compétition), le gouvernement n’a plus qu’à brasser désirs, peurs et rêves pour se jouer du travailleur-esclavo-consommateur.

2008-2009. La crise financière puis économique casse les mythes de croissance éternelle (nécessaire pour tenir la baraque aux illusions). Le système financier passe à deux doigts de l’effondrement. Tandis que l’économie réelle s’enlise dans la récession pour certains pays, décolle poussivement pour d’autres et que tous s’enfoncent dans un chômage aux proportions cataclysmiques, se met en place un ordre encore plus violent et inégalitaire qu’avant.

Plus endetté que jamais et sous la pression des institutions financières qu’il a contribué à sauver ne révisant aucunement son logiciel néo-libéral et favorisant la solidarité de classe avec les riches, l’état (des riches), pour cause de dette publique intolérable, coupe progressivement les dépenses, fusionne les services, supprime des postes de fonctionnaires, démantèle plus ou moins discrètement le service public. Autant de biens qui donnaient à La France, et donc aux salariés, cette identité sociale qui leurs permettaient d’être moins impactés que d’autres par la crise.

Pour le salarié domestiqué , les aménagements et les francs coups de boutoir s’accumulent dans un relatif silence médiatique essentiellement du à l’écume quotidienne des polémiques pipolo-présidentielles : “rupture conventionnelle” du CDI, heures TEPA, RSA, statut d’auto-entrepreneur, taxation des indemnités des accidentés du travail, travail le dimanche pas partout mais presque quand même et une foultitude d’autres mesures du même acabit souvent plus idéologiques qu’économiquement pertinentes (les moyens justifiant ici la fin) convergeant dans ce seul but : Le modelage d’un code du travail au bénéfice exclusif des possédants.

Pour le mauvais chômeur, c’est plus que jamais la faute à pas de chance : Il est toujours considéré avec aussi peu d’égards par son gouvernement et la génération Johnny. On lui fusionne l’ANPE avec lesAssedics. S’en suit un chaos dans les versements de ses indemnités qu’il doit gérer en appelant un numéro surtaxé (rien ne se perd, tout se récupère). Le monarque court à grandes enjambées vers son modèle anglo-saxon : Le tiers-monde s’installe dans les villes (mais ça on ne vous le montrait jamais dans les séries américaines).

Pas grave, c’est le prix de la modernité. Et puis… loin du cœur, loin des yeux.



2009 : Le taux de chômage dépasse les 9% de la population active(2.5 millions). En cumulant les diverses catégories : on atteint plus de 4 millions. 1 jeune sur 4 est sans emploi.

En haut de la pyramide, malgré quelques inquiétudes passagères, ça se gave toujours, voire plus. La prochaine étape est la vidange intégrale des derniers revenus des pauvres.

Côté salarié : 10% des actifs (près de 2 millions de travailleurs) vivent sous le seuil de pauvreté. Certains sautent littéralement par les fenêtres, les réductions et fusions de postes progressent autant que les rémunérations stagnent ou régressent. Le travail signifie désormais beaucoup de choses :dépassement de soi, stress, terreur, pauvreté, peur, mort… mais clairement plus bonheur, sécurité, famille, enrichissement et tranquillité.

2010 : Dans une économie atone, le salarié devient le dernier des dindons. Pas assez payé de son point de vue, trop cher du point de vue de sa direction : son business plan va dans le mur. Les salariés considérés depuis trente ans comme une charge sont ouvertement une gêne. Et pis ailleurs, il coute moins cher. Ce système atteint sa limite comptable mais, au sommet comme à la base, par peur ou par profit, personne n’est disposé à en changer. Si l’on ne paye plus les salariés et que ceux-ci disparaissent, qui va acheter les produits ?

Et bien d’autres salariés-consommateurs, ailleurs, le temps que, animés des mêmes rêves, ils s’enrichissent tandis qu’ici ils s’appauvrissent.

La survie du salarié ici bas ne dépend donc pas de sa faculté d’adaptation (on voit où cette adaptation l’a mené) mais bien de sa capacité de rébellion. Problème : Il ne semble pas, lui non plus, avoir réajusté sa grille de lecture et d’ambitions, et poursuit pour le moment sa collaboration passive.

Ce qui nous ramène au constat de la note conjoncture de l’associationEntreprise et Personnel : Rien ne va bouger et à la conclusion implicite dechallenges : OK alors on continue comme avant. Continuer en langage libéral veut dire accélérer.

Sur le champ de la bataille du travail, les bas revenus endoctrinés, petits couples à salaires serrés et conditions de travail stressantes, propriétaires et endettés, sont la chair à canon de ce Verdun du pognon. Qu’ils le sachent : d’une façon ou d’une autre, les hostilités ne s’arrêteront que faute de participants.

Dans ce survol des années de baise :

- Constatons que, dans l’étau des choses, salariés et chômeurs forme un couple à la vie à la mort, que, crise ou pas, ce lien se renforce avec les années.

- Constatons que le travailleur et le chômeur sont trahis depuis quarante ans mais restent tiraillés entre le legs idéologique et social d’un passé prospère (relayé par une génération qui en a bien croqué et domine encore le discours) et le rêve américain (largement iréel) d’un épanouissement personnel à portée de consommation, à condition d’être courageux au turbin. Deux visions contredites par leur réalité : Les acquis sont mis en kit, le courage au travail n’est pas récompensé, les médiocres sont promus, les moins malléables sont saqués et de richesses ce système ne leur en fait que perdre. Ils deviennent des rebuts (jugés en tant que tels même par eux puisque la vision commune de la valeur humaine liée à l’accumulation de viens et au travail salarié n’a pas évolué) : chômeurs, sur-endettés, déprimés dont le destin est d’être planqués sous le tapis (en attendant pire) par leurs élus.

- Constatons que, à quelques rares exceptions, ces élus ont globalement accompagné, parfois dégagé le terrain à cette dynamique du chômage de masse. L’autre partie de l’effort gouvernemental consistant aujourd’hui à camoufler ce retour au moyen-âge social en agitant de la modernité, dupoids de la dette et des réformes à faire parce qu’elles sont faites ailleursAlors qu’ailleurs, c’est encore pire.

Devant l’échec répété de ce modèle (avec ondes de chocs de plus en plus rudes), face aux inégalités, au malheur et la violence qu’il favorise et puisque l’état crée la monnaie, que la monnaie dirige le monde, il serait peut-être temps de revoir nos modes de fonctionnement et de changer de poste d’observation.

Hypothèse : Dissocier, en partie, l’argent et le travail. Pourquoi, ne toucherions-nous pas, tous, salariés ou non, un revenu minimum garanti par l’état, nous permettant de nous nourrir, de moins stresser pour nous loger, de nous soigner et de s’instruire correctement ? Une fois ce revenu de vie en poche : Que ceux qui veulent gagner plus travaillent plus.

Nous basant sur l’histoire d’une humanité plutôt volontaire de ce point de vue, parions sans risque que nous serons majoritaires à faire ce choix mais que, dans ces conditions plus apaisantes, la concurrence sera moins rude.

Dissocier le travail et l’argent et décomplexer le rapport à l’inactivité, les plus riches de ce monde l’ont compris à titre personnel depuis bien longtemps [3] !

[1] Thatcher tombera en 1990 allant trop loin dans sa logique, Thatcher tombera principalement à cause de la poll tax véritable impôt sur la pauvreté.

[2] Bernard Tapie, est célébré pour sa sensationnelle réussite est le plus camelot d’entre eux. Vautours de ces périodes, ils ont racheter à la casse avec les subsides de l’état des entreprises en difficulté, licenciés massivement et revendus les entreprises ainsi “optimisées” pour ne garder que la crème des marques.

[3] Parions même que cette philosophie s’est particulièrement développée chez eux durant la période exposée.

» Article initialement publié sur le blog de Seb Musset

]]>
http://owni.fr/2009/12/17/la-guerre-du-travail/feed/ 13
Dématérialisation exponentielle http://owni.fr/2009/12/15/dematerialisation-exponentielle/ http://owni.fr/2009/12/15/dematerialisation-exponentielle/#comments Tue, 15 Dec 2009 15:32:17 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=6209

Il y a six mois, j’avais serré la main du conducteur offset qui partait enfin à la retraite. Aujourd’hui, la moitié des machines a disparu, les étagères à papier sont vides, il reste le patron, l’infographiste et la typographe.

ImprimerieIl y a 10 ans, par un de ces étranges concours de circonstances dont on sourit après coup, je m’étais retrouvée propulsée responsable des relations avec la chaîne graphique. En fait, je devais cette pseudopromotion à ma proximité géographique avec l’imprimeur de la feuille de chou de ma boiboite de l’époque, qui comptait bien s’économiser les frais de transport sur le dos de ma quasi défunte 205 junior. Je ne connaissais strictement rien à cet univers et c’est pour cela que je décidais de consacrer une demi-journée à la découverte de ce métier.

Je poussais donc la porte de l’atelier où s’affairait une bonne douzaine de personnes. J’étais immédiatement happée par le fracas des machines qui débitaient les feuilles de papier imprimé comme si leur vie en dépendait. Des machines et des hommes. Enfin, pas mal de femmes, aussi. Entre le façonnage, l’emballage, la mise sous plis, la gestion des commandes, le flashage, toute la chaîne prépresse, ça en faisait, des petites mains qui se coupaient sauvagement sur les revers de papier. L’atelier sentait terriblement bon le solvant, l’encre, l’huile, le métal qui chauffe, et d’autres composés volatils, de nature à nous tricoter des poumons en dentelle de Calais.

Quand on ne sait rien, la moindre des politesses, c’est de ne pas faire semblant du contraire, aussi, j’ai demandé au patron s’il pouvait me faire faire le tour du propriétaire. Même s’il était totalement overbooké (les imprimeurs sont toujours ovebookés, je pense que cela trône en tête des dix commandements du bon imprimeur), le patron se fit un plaisir de me piloter dans son entreprise, de me présenter ses employés, de me montrer ses machines, de m’expliquer les fondements de l’art typographique. J’ai remarqué, à l’usage, que la plupart des gens adorent parler de leur métier. Je parle bien du métier qui n’est pas forcément le travail. Le métier, le bel ouvrage, ce que l’on est censé faire et que l’on s’applique à faire, avec amour, avec patience, avec courage, avec pugnacité, parfois, avec passion, souvent. Demander à quelqu’un de raconter son métier, c’est, le plus souvent, peindre un trait de lumière dans son regard, effacer les rides du lion qui lui barrent le front, dessiner un sourire léger sur ses lèvres. L’imprimeur n’échappait pas à cette règle, constante de ceux qu’une entreprise scélérate ou un encadrement inepte n’a pas définitivement dégoûtés de cette extrême satisfaction que l’humain peut tirer de son savoir-faire et de sa capacité à l’exercer. Il m’a décrit avec précision, avec emportement aussi, ce métier qui était le centre de sa vie depuis tellement longtemps qu’il faisait, à présent, totalement partie de lui. Il était d’autant plus ravi de cette intrusion dans son atelier que j’ai toujours été une auditrice gourmande de ces effusions verbales où les gens livrent tellement plus d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent l’imaginer. J’ai découvert l’univers des couleurs, le fameux nuancier Pantone, j’ai appris à apprécier les différentes qualités de papier et à me pâmer dans le velouté sensuel d’un vélin légèrement gratté.

HeidelbergHier, sur le chemin au bled-en-chef, je suis passée devant l’imprimerie. Un énorme semi-remorque en barrait l’entrée et, de ses entrailles exposées à la vue des passants, un éclat de plastique et de métal a accroché mon regard. C’était la dernière machine qui partait, emmaillotée dans une débauche de film plastique comme une mauvaise côtelette à l’étal du supermarché. Quelques jours plus tôt, je l’avais vue à l’œuvre, vaillante, dans l’atelier aux trois quarts vides, en train de débiter des enveloppes au kilomètre. À côté d’elle veillait la typographe, l’air un peu fatigué ou absent. Elle part à la fin du mois. Terminée, lessivée, merci, au revoir et bonne chance. C’est sûr que de la chance, il va lui en falloir. Typographe. Encore un métier mort. On lui a bien proposé de suivre la machine, un peu plus loin, à 50 km. Mais pour quoi faire ? Tenir quelques mois de plus ? Le gros des troupes part vers l’Est, là où les salariés sont toujours moins chers. Encore que les Roumains, qui tenaient le haut du pavé de l’impression à bas coût, il y a encore deux ou trois ans, sont en train de se faire doubler par les Malgaches. Ha, les Malgaches ! Les Malgaches et leur PIB de sous RSAstes ! Les Malgaches et leur misère sordide qui devrait permettre de les essorer quelques bonnes années avant que l’on doive chercher ailleurs. Encore moins cher. Encore plus miséreux.
Là où virevoltaient une douzaine de personnes il y a encore peu, il ne reste plus que quelques machines en instance de départ, des chutes de papier que nulle encre ne fera plus chatoyer, trois personnes un peu perdues, le cul entre deux chaises, déjà dans la perspective d’un très hypothétique reclassement professionnel, un grand silence pesant et la poussière qui, déjà, reprend ses droits.

Nulle nostalgie mal placée dans mon regard ému. Je ne suis pas le Jean-Pierre Pernaut des innombrables métiers sacrifiés à l’autel du progrès capitaliste qui s’essuie les crampons sur la face de ceux qui pensaient le servir. C’est juste que, comme lorsque je parlais du monsieur Antar de mon enfance, je ne peux que raconter l’immonde vacuum productiviste qui avale les gens, toujours plus de gens, et qui ne laisse que du vide derrière lui. Toujours la même question lancinante : où sont recrachés les gens ? Tous ces gens qui disparaissent chaque jour ? J’ai bien une petite idée et je ne la trouve pas plaisante du tout.
Qu’on ne se trompe pas de débat : le progrès technique qui affranchit les hommes du sale boulot pour leur ouvrir des activités plus saines et plus stimulantes ? Je marche à fond pour lui. Des siècles de labeur acharné pour trouver le moyen de bosser moins tout en satisfaisant plus de besoins ? Je signe des deux mains. C’est juste qu’on a un peu oublié le volet sociétal dans l’affaire car, comme le disait la SNCF dans des temps plus humanistes, le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. Au lieu de cela, nul partage avec ceux que la technique et le management inhumain ont dégagés de la sphère laborieuse. Les victimes d’un système stupide qui marche sur la tête doivent expier et se contenter de vivre avec moins que le minimum vital.
Absurdité absolue et intenable, même à court terme.

À la fin du mois, l’imprimerie déménagera dans des locaux plus conformes à son nouveau statut. Il ne restera plus que le patron et l’infographiste. Elle fera la mise en page et il transmettra à l’imprimeur qui propose le meilleur prix. Concurrent direct.
Mais avec un meilleur carnet d’adresses que moi.
Loi de la jungle.
Faut que je change de boulot.
Encore.

  • Ce qui va me manquer le plus, dis-je au patron, c’est la délicieuse odeur de l’encre fraîche.

Il me jette un regard de bête blessée.

  • Et moi ? Est-ce que ça ne va pas me manquer ? Ça fait 45 ans que je respire cette odeur. Je n’ai rien fait d’autre depuis que j’ai 15 ans.

Sa voix déraille quelque peu, ses épaules s’affaissent. Je le regarde s’éloigner rapidement, le cœur en écharpe. Dernier survivant d’un monde en mutation frénétique qui démolit tout sur son passage, y compris les plus belles passions, les plus belles carrières, les plus belles histoires de vie.

Du coup, j’ai sorti mon Pentax de mon sac et comme un archéologue de l’image, j’ai commencé à méthodiquement archiver ce métier d’un temps révolu.

]]>
http://owni.fr/2009/12/15/dematerialisation-exponentielle/feed/ 0