Loi HADOPI : une censure très partielle

Le 11 juin 2009

La 25ème décision rendue en 2009 par le Conseil constitutionnel est tombée aujourd’hui, mercredi 10 juin, en fin d’après-midi. Elle concerne la loi dite “HADOPI”, que l’on ne présente plus. Dès l’annonce de sa parution, la rumeur a enflé, sur Twitter notamment : victoire ! c’est une décision de censure ! Autant faire retomber le soufflé tout de [...]

La 25ème décision rendue en 2009 par le Conseil constitutionnel est tombée aujourd’hui, mercredi 10 juin, en fin d’après-midi. Elle concerne la loi dite “HADOPI”, que l’on ne présente plus.

Dès l’annonce de sa parution, la rumeur a enflé, sur Twitter notamment : victoire ! c’est une décision de censure ! Autant faire retomber le soufflé tout de suite : la censure est partielle seulement. Pour nous en convaincre, décortiquons la décision.

Le Conseil était saisi par soixante députés, conformément à l’article 61 de la Constitution, essentiellement sur la conformité à cette dernière des articles 5, 10 et 11 du projet de loi voté par l’Assemblée nationale et le Sénat :

  • L’article 5 institue la commission dite “HADOPI”, chargée d’instruire les cas de contrefaçon en ligne et de notifier puis de réprimander, au terme d’une procédure dite de “riposte graduée”, les utilisateurs qui en seraient responsables aux termes de la loi ;
  • L’article 10 permet aux sociétés de perception et de répartition (SACEM, etc.) d’obtenir directement devant les tribunaux, au moyen par référé, la coupure de l’accès à Internet d’un utilisateur, voire même l’interruption de service d’un fournisseur d’accès ou des mesures de filtrage de celui-ci ;
  • Enfin, l’article 11 impose aux propriétaires d’un routeur wifi (comme par exemple une “box”) une obligation de surveillance générale sur le trafic opéré sur leur réseau, et fait peser sur eux la responsabilité des infractions commises sur leur réseau par des tiers, sauf à installer un certain dispositif de sécurisation ou à apporter la preuve de leur innocence.

Sur les articles 5 et 11, le Conseil constitutionnel a examiné successivement deux points : l’obligation de surveillance imposée aux utilisateurs d’un côté (I), et la question du respect de la vie privée de l’autre (II). L’article 10 est traité à part (III).

I. S’agissant de l’obligation de surveillance, la cible principale du recours déposé par les députés concernait sa sanction, le principe même de la riposte graduée, considéré comme une menace pour le nécessaire équilibre entre le droit de propriété (auquel est rattaché ici le respect de la propriété intellectuelle, ce qui se discute) et la liberté d’expression. Sur ce point, le Conseil constitutionnel s’est conformé à la théorie du Parlement européen : l’accès à Internet relève de l’exercice de la liberté d’expression, et cet exercice ne saurait être refusé à un individu sans passer devant le juge. Extrait :

16. Considérant que les pouvoirs de sanction institués par les dispositions critiquées habilitent la commission de protection des droits, qui n’est pas une juridiction, à restreindre ou à empêcher l’accès à internet de titulaires d’abonnement ainsi que des personnes qu’ils en font bénéficier ; (…) que ses pouvoirs peuvent conduire à restreindre l’exercice, par toute personne, de son droit de s’exprimer et de communiquer librement, notamment depuis son domicile ; que, dans ces conditions, eu égard à la nature de la liberté garantie par l’article 11 de la Déclaration de 1789, le législateur ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions, confier de tels pouvoirs à une autorité administrative dans le but de protéger les droits des titulaires du droit d’auteur et de droits voisins ;

La lecture de ces quelques lignes, rédigées dans le style hermétique quoique modeste qui caractérise les décisions du Conseil, soulage naturellement l’observateur. C’est qu’il aurait été extrêmement aventureux, même de la part d’une juridiction aussi auguste, d’aller contre la conception aujourd’hui majoritaire non seulement au sein de l’Union européenne mais également, à vrai dire, dans la majorité des pays développés de ce monde.

Toujours sur l’obligation de surveillance, les députés soutenaient également que les dispositions de l’article 11 de la loi, en faisant du propriétaire de l’accès le responsable par défaut de tout acte de contrefaçon, n’étaient pas conformes au respect de la présomption d’innocence. Ils ont fait mouche une deuxième fois : le Conseil considère que dans la mesure où “seul le titulaire du contrat d’abonnement d’accès à internet peut faire l’objet des sanctions instituées”, il est institué par la loi HADOPI “une présomption de culpabilité à l’encontre du titulaire de l’accès à internet.”

Exit donc la riposte graduée et la présomption de culpabilité. Restaient la question du respect de la vie privée et celle de l’article 10.

II. La question du rapport entre la défense du droit d’auteur et la protection de la vie privée des individus est d’une grande complexité. En l’espèce, c’est l’autorisation donnée aux sociétés de perception et de répartition de recueillir différentes informations de connexion qui était en cause. Le raisonnement du Conseil constitutionnel semble être le suivant :

Premièrement : la loi Informatique et libertés de 1978 prévoit précisément que ces sociétés de perception et de répartition puissent recueillir et traiter de telles données, dans le cadre d’infractions, de condamnations et de mesures de sûreté ;

Deuxièmement : la loi HADOPI prévoit que cette collecte pourra également être réalisée dans le cadre des procédures menées devant la commission HADOPI, mais le Conseil vient de décider que “seul un rôle préalable à une procédure judiciaire” serait confié à ladite commission.

Dès lors, non seulement la collecte et le traitement de données ne pourront s’inscrire, par hypothèse, que dans le cadre d’un “processus de saisine des juridictions compétentes”, mais ces opérations seront de plus placées sous la surveillance de la CNIL.

Par conséquent, l’équilibre entre droit de propriété et vie privée est respecté par la loi telle que censurée par le Conseil, et il n’y a donc pas lieu de prononcer une nouvelle censure à ce titre.

Ce cheminement intellectuel est pour le moins alambiqué. Mais il était difficilement envisageable de remettre en question jusqu’au droit, pour les sociétés de perception et de répartition, de collecter les données nécessaires au signalement des contrefacteurs à la commission HADOPI : autant, dans ce cas, censurer intégralement la loi — ce qui était, politiquement, impossible. Et le raisonnement en lui-même a beau être tiré par les cheveux, il se tient.

En ce qui concerne l’article 10 de la loi déférée, les choses sont toutefois plus claires, mais pas plus réjouissantes.

III. L’idée d’un dispositif permettant aux artistes et à leurs lobbies divers ayants droit de contraindre directement un prestataire à couper ou à filtrer l’accès à Internet de ses clients est apparue avec un amendement déposé début mars sur le bureau de l’Assemblée nationale. Rapidement adopté, cet amendement ne diffère du texte final déféré au Conseil que par la description des personnes visées par la procédure : à l’origine, seuls les fournisseurs d’accès étaient visés, mais la version définitive englobe “toute personne susceptible de contribuer à remédier” à la violation constatée.

Les auteurs de la saisine pensaient semble-t-il pouvoir réutiliser l’argumentaire développé avec succès à l’encontre de la riposte graduée, arguant que la mise en oeuvre de l’article en question risquait de priver un nombre indéterminé de personnes de l’exercice de leur liberté d’expression, alors même que leur responsabilité dans l’atteinte au droit d’auteur n’était pas déterminée. En somme, la loi prévoyait de punir dix innocents pour neutraliser un seul coupable.

Le Conseil constitutionnel ne les a pas suivis, et c’est regrettable. Les sages se sont en effet réfugiés derrière deux éléments : d’une part le caractère contradictoire de la procédure de l’article 10 (tandis que ce caractère n’était pas reconnu à la procédure de l’article 5) ; et d’autre part l’obligation naturelle faite aux juridictions de ne prononcer “que les mesures strictement nécessaires à la préservation des droits en cause”. Voilà qui revient à interpréter de façon très restrictive la théorie citée plus haut : s’il n’est pas acceptable de priver un individu de sa liberté d’expression sans en passer par le juge, alors, a contrario, le simple fait que la procédure soit menée devant un tribunal suffit à remplir les exigences constitutionnelles.

L’argument est un peu léger, et on a du mal à comprendre comment l’invocation de la présomption d’innocence peut être considérée comme inutile précisément dans le cas où elle est le plus nettement balayée. Au moins le Conseil constitutionnel enjoint-il le tribunal de grande instance d’interpréter la loi dans l’esprit de la Constitution. C’est à cela qu’il faudra se raccrocher.

En conclusion, malgré le soulagement de voir s’éloigner la riposte graduée, le sentiment demeure que le Conseil constitutionnel a censuré a minima, c’est-à-dire uniquement sur les points où il était le plus attendu : les sanctions. Sur les deux autres grands axes de la saisine, le Conseil constitutionnel semble se défausser sur d’autres institutions : la CNIL s’agissant du respect de la vie privée, et l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, pour l’article 10.

Était-il permis d’en attendre plus ?
Article publié à l’origine sur le blog de Rubin Sfadj

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