Le Data-journalism notre religion

Le 30 août 2011

Depuis la fin des années 90, les expériences concluantes de Data-journalism représentent une nouvelle jeunesse pour les métiers de la presse, longtemps dominée par les règles de la presse d'opinion. En voici les principes fondateurs. Que défend OWNI.

À l’opposé des intentions de la presse d’opinion, celle qui dicte une manière de penser le monde, une nouvelle presse émerge, désireuse de transmettre toutes les données susceptibles de lire le monde différemment, de nourrir toutes les pensées critiques, sans tenter d’en imposer une. Pour cette presse-là, le journalisme de données (ou Data Journalism à l’anglo-saxonne) s’apparente à une nouvelle profession de foi. Pirhoo est l’un de ces apôtres.
Voici sa parole
.

Ce texte représente un retour d’expérience sur les caractéristiques très précises du Data Journalism, ou journalisme de données. Pour commencer, la première partie de cet article s’adresse aux développeurs – mais ne partez pas, je serai doux. Vous vous en doutez peut-être déjà, il ne suffit pas de savoir coder pour faire du Data Journalism dans de bonnes conditions. Outre des techniques, certes singulières et indispensables, en visualisation de données et data-mining, le développeur qui veut se frotter aux journalistes doit avant tout recueillir des qualités humaines auxquelles son métier ne l’a pas préparé.

1. Tous les sujets sont différents, soyez curieux !

On le sait, par nature, développer nécessite d’être curieux : il faut en permanence recycler ses techniques et ses connaissances. De sujet en sujet, les journalistes ont eux aussi, à leur manière, une telle “contrainte”. De fait, il va falloir trouver une sorte d’équilibre lorsque vous allez vous intéresser à l’objet de vos applications. Il y a des objectifs capitaux lorsque on travaille sur un tel projet : rendre claire une donnée obscure, soutenir un angle car une application ne se suffit pas à elle-même et enfin, raconter une histoire avec tout ce qu’on a rassemblé.

Pour atteindre ces objectifs, ne faites pas de détour : il faut jouer le jeu à fond, ne pas faire semblant, se plonger corps et âme dans votre sujet. Si votre discours s’adapte à celui des journalistes, par continuité il s’adaptera avec celui des utilisateurs. Le meilleur moyen de parvenir à une telle adaptation et de comprendre tous les enjeux d’un sujet et offrir les réponses aux questions que vous vous êtes d’abord posées. Mettre en ordre les choses pour que le lecteur comprenne, c’est déjà en grande partie le rôle des journalistes. Soyez complémentaires. Ce n’est pas parce qu’un designer va faire un beau dessin et que vous allez faire clignoter des panneaux que le problème sera plus clair. L’utilisateur n’en sait jamais assez, si vous n’êtes pas assez didactique, votre application ne sera qu’une source d’interrogations supplémentaires.

2. Ne faites pas qu’exécuter, proposez

Oui, c’est vrai, ils adorent s’écouter parler. Mais les journalistes sont aussi des animaux très attentifs, qui savent poser les bonnes questions et construire du neuf avec vos réponses. Et comme le spécialiste de la data, c’est vous, vous allez avoir des choses à raconter. Non seulement lorsque vous aurez une idée, avant même d’en parler, vous saurez déjà s’il est possible de la réaliser, mais en plus, votre motivation n’en sera que plus grande. Les designers et les journalistes ne s’en rendront jamais compte, vous avez été mieux formés qu’eux pour répondre aux besoins de l’utilisateur.

Quand les journalistes racontent une histoire, les designers l’illustrent et l’animent. Vous avez toutes les qualités nécessaires pour faire en sorte que vos applications reprennent au mieux cette histoire. Les uns pensent narrations, vous pensez utilisation. L’enjeu de ces travaux est souvent de vulgariser un sujet (ou des données) par nature complexe(s). Vous avez toute la légitimité nécessaire pour vous imposer (souvenez vous UML, Merise, etc, tout ça c’est pas rien).

3. Préparez-vous à apprendre

Lorsque vous faites du Data Journalism, la dynamique des projets est telle que vous allez côtoyer un nombre exponentiel de technologies différentes. Il n’y a pas 1000 façons de positionner des points sur une carte, il y a cependant une quantité infinie de raconter quelque chose avec ces données. Diversifiez vos compétences et vos applications seront de plus en plus abouties et riches. Ne vous contentez pas (par exemple) de Highcharts pour faire des jolis graphiques. Cette librairie est magique mais vous limiter à seulement quelques outils dans vos manches, ce serait comme contraindre un peintre à n’utiliser que du noir et blanc. Il aura le temps de se lasser avant de lasser son public.

4. Sortez des clichés

J’ai très souvent été confronté à une situation assez clichée : journalistes et développeurs dans des pièces séparées, ces derniers étant vus comme des êtres d’un autre monde. Comment diable leur association pourrait-elle fonctionner ? Le développeur n’est pas un prestataire de service. Pour faire bonne recette, il faut créer les conditions favorables à une collaboration horizontale, briser les murs, se mélanger. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est nécessaire que tous les membres d’un projet de Data Journalism signent leur travail. Ce n’est pas juste pour que Maman voie votre nom dans les crédits, c’est avant tout pour rétablir un certain niveau d’égalité, même illusoire (les développeurs sont bien meilleurs of course).

À partir de maintenant, développer dans son coin sans jamais communiquer autrement que par email, c’est fini. Ne sortir que pour manger des pizzas dans une soirée Counter Strike, c’est fini. Il faudra probablement vous reproduire avec des journalistes, aussi. Adoptez leur comportement, ils adopteront le vôtre. Ce métier hybride c’est prendre ce qu’il y a de meilleur chez les uns pour le marier avec le meilleur des autres. Ce joyeux bordel doit mettre à sa manière un peu d’ordre dans le chaos.

Après avoir assommé mes congénères à grands coups de recommandations : développeurs, avant de savoir faire, sachez être ! Entre deux insultes ce sont aussi les journalistes que j’accable… J’ai en effet plus coutume d’enseigner à des journalistes qu’à des développeurs. Dès à présent, c’est donc à eux que je m’adresse.

5. Détendez-vous, tout va bien

Journalistes réactionnaires, éditorialistes venu d’un autre âge, je les vois venir. Trop sûrs d’eux pour oser remettre en question leur profession, ils sont trop nombreux à s’offusquer devant un view source. Heureusement le débat n’est plus à mener : ça ne fait plus aucun doute, les métiers de l’information n’ont qu’un avenir incertain sur le papier, il leur faut se diversifier, conquérir de nouveaux supports et en exploiter tous les potentiels. Encore aujourd’hui j’entends dire “ce n’est pas mon métier” quand je suggère à un journaliste d’apprendre la programmation. Je comprends que l’idée puisse surprendre. Mais plutôt que d’énumérer ce qui va changer, pourquoi ne pas regarder ce qui finalement ne change pas ? Vous savez mieux que moi qu’outre informer, vous devez aussi raconter. L’information dans toutes les histoires se met en scène, c’est ce que vous savez faire le mieux. C’est ce qu’on a toujours attendu des journalistes. Avec le Data Journalism et toutes les mutations liées au Web, nous n’essayons pas de vous en demander plus, juste de le faire un peu différemment.

Le support change, oui. Les techniques s’élargissent, aussi. Jamais pourtant on ne doit vous demander d’exécuter un travail de Web Agency. Toutes ces choses que vous allez apprendre (ou avez déjà apprises), c’est uniquement pour servir l’angle, la transparence et la poésie de vos articles. Ce ne sont que des outils supplémentaires pour rendre interactif un objet autrefois inerte. Une autre façon en somme de raconter une histoire.

6. Vous serez toujours moins fort que moi

Qu’il n’y ait pas d’ambiguïté entre nous, le développeur ici, c’est moi. Vous allez maîtriser de plus en plus les technologies qui définissent mon métier, toutefois, ça ne doit pas signifier que les rôles vont s’inverser. L’idée c’est que vous soyez autonome sur des pratiques de data-mining et de gestion de projet. Personne ne veut faire de vous une créature supersonique qui collectionne les casquettes. Si nous devions quantifier la somme minimale de connaissances à assimiler, je serais tenté de dire “juste assez pour que journalistes, développeurs et designers puissent se comprendre”. La grande innovation, au fond, c’est cette équipe à trois têtes. Tous ces bons conseils un peu moralisateurs n’ont lieu d’être que si l’alchimie fonctionne entre nos disciplines.

Comme je le disais précédemment, la première partie de ce guide s’adresse aux développeurs. Si vous la lisez, vous vous rendrez compte que je ne parle pratiquement que de créer les conditions favorables à un bon travail d’équipe. J’insiste lourdement car c’est finalement ce que j’ai de meilleur à vous enseigner. Il y a bien sûr quelques outils indispensables. Le plus redoutable d’entre tous n’est cependant pas logiciel, il est humain. Soignez vos relations avec les développeurs, votre passion pour rédiger des articles, ils la partagent à leur manière dans le code et la plupart des raisons qui vous poussent à aimer l’écriture peuvent s’appliquer à la programmation.

Lorsque j’étais encore étudiant en informatique, les maths occupaient une place centrale. Une place telle qu’aujourd’hui encore, certains de mes collègues ne savent pas concevoir un algorithme sans se passer d’une équation. Je me suis toujours tenu à l’écart de ce prédicat et le Data Journalism en est l’image quasi inverse. L’informatique repose sur des calculs fondamentaux (“computer” en anglais signifie littéralement “calculateur”) toutefois je conçois plus la programmation comme une forme de littérature. Nous avons des figures de style, chaque programmeur a une empreinte qui lui est propre, nous avons une syntaxe à respecter et lorsque nous énonçons un problème ou sa solution par l’algorithmique, nous sommes confrontés à des problématiques proches de celles de la narration. Laissez-vous convaincre que nos métiers ne sont pas si différents.

7. Donnez-vous les moyens d’évoluer

Jean-Marc Manach, qui est un collègue et ami, m’a toujours beaucoup intrigué. Il me semble important de le citer dans cet article car j’ai eu la chance collaborer de nombreuses fois avec lui et c’est un symbole fort du Data Journalism. Dire que Jean-Marc est un journaliste équivaut à dire que Rocco Siffredi est un acteur : ce n’est qu’une part infime de la vérité… C’est un électron libre, un élément perturbateur qui va pousser sa discipline dans ses retranchements pour lui permettre d’évoluer. Lorsqu’un site gouvernemental dissimule brusquement des photos qui étaient publiques auparavant, Jean-Marc va fouiller dans le code HTML dudit site pour y trouver des pistes, tester des combinaisons dans l’URL et utiliser un tableur Excel pour web scrapper l’objet de son enquête. Il ne fait usage d’aucune technique compliquée, pas besoin d’avoir un diplôme en ingénierie informatique, c’est purement et simplement une démonstration de hacking. Jean-Marc est un journaliste-hackeur, il bricole, cherche en tâtonnant et ses résultats sont parfois surprenants.

Cet exemple nous dit quelque chose de très important : le journalisme de données est une discipline pour gens curieux. C’est ça, l’essence même du Data Journalism. Cette condition est indispensable à la pratique sur le terrain. C’est en allant fouiller les recoins d’Internet que vous allez le plus apprendre car c’est ainsi que vous allez vous heurter aux problématiques du métier comme le discernement des données et toute la complexité parfois pour les récupérer. On peut dire que c’est un métier de bricoleur, de Data Nerd. C’est probablement l’une de ces caractéristiques les plus importantes, la négliger serait une erreur.

~

Il ne vous reste plus qu’à vous mettre au travail. Trouvez des développeurs, trouvez des designers, trouvez des sujets, même complexes. Si vous parvenez à créer une application qui raconte une histoire et vient soutenir l’angle de votre article, alors vous pourrez vous vanter d’avoir fait du Data Journalism en bonne et due forme.

Ressources

  • Envie de s’attaquer directement à la pratique et au code ? Je vous recommande l’excellent Site Du Zéro qui depuis 10 ans est une source abyssale de bons tutoriels. Comme son nom l’indique, aucun pré-requis n’est nécessaire (HTML et PHP sont de bon choix pour débuter ;).
  • Trouver des jeux de données ? Rien de plus facile, le Web regorge de ressources telles que DataPublica (repository), Buzzdata (réseau social de la data) et certains tags sur Delicious sont de vraies mines d’or (comme ddj, API ou data). N’oubliez pas non plus que si les gouvernements attendent parfois certaines initiatives pour mettre leurs données en ligne, certaines sont publiques, il suffit simplement de les leur demander gentiment.


Article publié initialement sur l’Oeil du Pirate en deux parties sous le titre Data-journalism : par où commencer ? (1) et Partie (2)

Illustration Flickr CC Paternité blprnt_van

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés