Une pax numerica pour la création

Le 21 mars 2012

Chacun rivalise d'ingéniosité pour inventer une nouvelle taxe qui permettra de financer la création à l'heure d'Internet. En renonçant à lier la question du financement de la création à celle de la consécration des droits des utilisateurs, les politiques gâchent leur principale chance de rétablir la paix dans l'environnement numérique.

Course à la taxe

Le candidat à la présidentielle Jacques Cheminade mérite sans doute la palme de l’inventivité, pour avoir proposé la mise en place d’une taxe sur la pornographie afin de financer la culture. Cette idée baroque s’ajoute à celle d’une taxe Amazon, annoncée par Frédéric Mitterrand lors du Salon du Livre. Taxe qui serait prélevée sur les commandes de livres en ligne pour financer les librairies. En février déjà,  une proposition de taxe sur les fournisseurs d’accès Internet (FAI) avait été avancée par les patrons de presse afin de financer leurs activités.

On avait beaucoup parlé avant cela encore d’une extension du dispositif de la copie privée à la taxation des flux, qui permettrait de mettre à contribution le cloud computing. Idée qui semble séduire aussi bien à droite qu’à gauche.

Parmi ses propositions liées au numérique, Nicolas Sarkozy a remis au goût du jour l’idée de lever une taxe Google portant sur la publicité en ligne, afin que les “Géants du web” contribuent au financement de la création. Le projet gouvernemental de Conseil National de la Musique passe lui aussi par une taxation des FAI et pour être né à droite, il a été salué par François Hollande comme une “bonne idée” dans son discours sur la Culture, prononcé dimanche au Cirque d’Hiver.

Taxes sans contrepartie

Le Conseil National du Numérique a déjà dénoncé cette multiplication des projets de nouvelles taxes affectées, sous un angle économique. Mais il me semble que c’est sous l’angle juridique que cette “course à la taxe” mérite surtout d’être examinée et critiquée. Bien qu’ils émanent d’acteurs différents, ces projets de taxation partagent tous en effet un trait commun : même lorsqu’ils sont susceptibles d’être répercutés d’une façon ou d’une autre sur les internautes (et la plupart le sont), ils ne s’accompagnent d’aucun droit nouveau qui leur serait conféré.

Contrairement aux projets de type licence globale/contribution créative, aucune de ces propositions ne visent à légaliser les échanges non marchands en ligne.

En septembre 2011, Benoît Tabaka sur son blog, avait déjà montré que le risque était grand que le projet d’une licence globale ne s’étiole et finisse par se résumer à une simple taxation sans contrepartie :

Si l’idée d’une telle contribution continuait son petit bout de chemin, il ne serait alors possible au législateur que de la transformer, par sa nature, en une simple et banale taxe. Une taxation de l’ensemble des internautes, au niveau de leur abonnement d’accès à l’internet, au profit de l’industrie culturelle.

Problème, cette taxation n’aurait alors aucune contrepartie pour l’internaute, contrairement au souhait de la licence globale. Le seul effet de la taxation pourrait alors d’être un moyen de faire diminuer la pression exercée par les ayants droit en faveur d’une démarche “tout répressive” à l’encontre des personnes pratiquant des actes de téléchargement.

En rabattant la question de la création sur Internet à un problème de financement, cette approche, qui est désormais partagée à gauche et à droite par les deux principaux candidats à l’élection présidentielle, va manquer le principal enjeu de la réforme : nous aurons des taxes, à foison certainement, mais nous n’aurons pas la pax !

Pax numerica ?

Reporters sans Frontières a maintenu pour la deuxième année consécutive la France parmi les pays “sous surveillance” dans sa liste des Ennemis d’Internet. En cause notamment, la répression des échanges non marchands  qui a conduit les ayants droit à dresser 18 millions de constat sur 22 millions d’abonnés à Internet, avec à la clé plus d’un million d’identifications et 470 000 recommandations envoyées par Hadopi.

Pendant ce temps, devant l’efficacité douteuse du système, les poursuites pénales en contrefaçon se poursuivent, parfois pour des actes à la gravité discutable, remettant en cause le principe même de la riposte “graduée” qui était au cÅ“ur de la loi Hadopi.
Dans un tel contexte, on aurait pu penser que l’objectif premier pour les décideurs aurait été de rechercher un moyen de “pacifier” la question numérique, pour aboutir à l’instauration d’une “Pax Numerica” : une situation de paix retrouvée, qui permettraient aux individus de bénéficier d’une réelle sécurité juridique dans leurs pratiques en ligne, tout en permettant au monde de la création de bénéficier de nouveaux financements.

C’est hélas un projet qui semble aujourd’hui abandonné. Les dernières promesses du candidat Sarkozy laissent entrevoir, outre le maintien d’Hadopi, un nouveau degré dans la violence juridique, passant par un recours plus systématique à l’article L336-2 du Code de Propriété Intellectuelle, qui constitue un cheval de Troyes pour le filtrage. Toute forme de partage est assimilée à du piratage, sans distinguer le P2P des sites de streaming ou de téléchargement direct. Du côté de François Hollande, après de multiples atermoiements, l’idée d’une dépénalisation des échanges non-marchands paraît bel et bien enterrée, et si le thème de la contribution créative revient dans la bouche de certains socialistes, comme Patrick Bloche, c’est à présent sous la forme d’une simple taxe, déconnectée de la consécration de droits nouveaux au profit des internautes.
Or, les internautes, qui sont aussi des citoyens, peuvent-ils accepter d’être mis à contribution pour financer la création, sans qu’enfin en contrepartie on les laisse en paix ?

Si vis pacem…

Ne jetons pas la pierre uniquement aux politiques, car les internautes ne semblent pas conscients que cette pacification juridique a un coût, qu’il faut être prêt à payer pour pouvoir en bénéficier.

Dans un récent sondage sur le financement de la création réalisé par BVA pour Orange et la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), les français apparaissaient à 85% opposés au principe d’une taxation des FAI pour le financement de la création. Bien que ce sondage ne liait pas cette taxe à une légalisation des échanges non marchands,  ce type de réponses est certainement un des pires signaux à envoyer aux politiques, à un moment où la question du financement de la création revient au cÅ“ur du débat public.

Déjà auteur de l’ouvrage Internet et Création, Philippe Aigrain, dans Sharing,  (téléchargeable en ligne gratuitement), continue à avancer des arguments économiques en faveur de la mise en place de la contribution créative. Le site du livre contient une intéressante partie intitulée “Models”, qui à partir des données collectées par l’auteur, permet de réaliser des simulations des montants de contribution créative dégagés en faisant varier un ensemble de paramètres. Ce simulateur permet de montrer qu’une redevance de l’ordre de 4 euros, prélevée sur chaque abonné à l’internet en France, permettrait de lever près de 850 millions d’euros, à répartir entre les différentes filières de la création ! Une manne considérable, quand le CNN indique que la taxe Google sur la publicité en ligne par exemple, ne dégagerait que quelques dizaines de millions d’euros…

La grande force du modèle de Philippe Aigrain,  à la différence des différentes taxes proposées par les partis politiques, est qu’il ne vise pas à rémunérer uniquement les acteurs “professionnels” de la création, mais l’ensemble des créateurs de contenus en ligne Y compris les amateurs investis, qui contribuent pour une part significative à la vitalité culturelle d’Internet.

Mais dans un tel système, c’est avant tout la sécurité des échanges non marchands qui est garantie et c’est cette “paix numérique”, autant d’ailleurs que la création elle-même, que les internautes financent par le biais de la redevance versée.

Les exceptions pour confirmer la règle

La focalisation sur cette question du financement par la taxe fait oublier que même sans aller jusqu’à la mise en place d’une contribution créative, d’autres pistes existent pour parvenir à une “pacification” des rapports en ligne, et notamment celle des exceptions au droit d’auteur.

En ce moment, prononcez le mot “exception” et vous provoquerez un tollé unanime de la part des titulaires de droits (dernier en date, le Syndicat National de l’Édition au Salon du Livre, qui a vigoureusement rejeté ce type de réformes).  Pourtant, d’autres pays montrent tout le bénéfice que l’on pourrait tirer d’une ouverture plus grande des exceptions. Le Canada par exemple, est actuellement sur le point de réformer sa Loi sur le droit d’auteur, après des années de débats très tumultueux. Le texte, s’il comprend des points très négatifs, comme la consécration des DRM, explore aussi des voies inédites qui pourraient s’avérer très intéressantes, comme l’introduction d’une exception en faveur du remix. Une telle exception tient en quelques lignes, mais elle permettrait de « pacifier » efficacement des pratiques créatives comme le mashup ou le remix, étouffées,  stigmatisées et fragilisées dans le cadre juridique actuel.

La Hadopi elle-même a lancé dernièrement un chantier de réflexion autour des exceptions au droit d’auteur, sous la forme d’un questionnaire qui pose des questions percutantes. La consultation envisage par exemple de transformer les exceptions en de véritables “droits des utilisateurs” et elle va même jusqu’à proposer d’introduire une “exception permettant le partage d’œuvres à des fins non commerciales entre personnes physiques, assortie d’un mécanisme de compensation équitable”.

L’approche est ici différente de celle qui est à l’œuvre dans les projets de taxation évoqués plus haut, car si une compensation est envisagée, c’est en contrepartie d’un nouveau droit consacré au profit des individus. La taxe est le pendant d’un usage nouveau, reconnu et légitimé.

Il y a tout lieu de rester vigilant quand c’est Hadopi qui propose ces pistes. Tout comme les grands pollueurs pratiquent le Green washing pour racheter leur image, l’Hadopi se lance dans l’Open washing pour tenter de redorer son blason, dans un contexte où la Haute Autorité est fortement contestée et menacée. Mais on peut également déplorer que cette approche en termes de “droits des utilisateurs” ait quasiment complètement disparu du débat politique, au profit de cette surenchère de taxes, alors qu’il s’agissait d’un des angles les plus féconds pour renouveler la réflexion.

L’art de la guerre et l’art de la paix

La meilleure stratégie consiste à atteindre ses objectifs sans avoir à se battre (Sun Tzu. L’art de la Guerre).

En renonçant à lier la question du financement de la création avec celle de la consécration des droits des utilisateurs,  les politiques gâchent leur principale chance de rétablir la paix dans l’environnement numérique.

Il en résultera que le droit d’auteur, continuant à constituer une pomme de discorde entre les créateurs et leur public, poursuivra sa descente aux enfers, dans une crise de légitimité convulsive qui pourrait s’achever un jour par une remise en cause radicale à laquelle nul n’a intérêt.

En tant que citoyens, demandons à ce que la taxe serve à construire une Pax numerica et à reconstruire en profondeur le Contrat social, en garantissant nos libertés numériques.


Ilustrations par Marion Boucharlat pour OWNI /-)

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